« Nous avons toujours souligné que la lenteur avec laquelle avançait le procès des assassins présumés de Hrant Dink était insupportable. Mais refermer le dossier en toute hâte ne fera pas plus progresser la manifestation de la vérité. De nombreux éléments demandent encore à être éclaircis, et la justice doit impérativement terminer son travail avant de prononcer sa décision », a déclaré Reporters sans frontières.

Les proches du journaliste assassiné en 2007 et leurs avocats ont quitté la salle en signe de protestation, le 19 septembre 2011, lorsque le procureur Hikmet Usta a entamé la lecture de son réquisitoire. « Clore l’affaire aujourd’hui couronnerait la mauvaise volonté de nombreux fonctionnaires, qui ont renâclé à fournir les informations réclamées par la Cour, voire sciemment détruit des éléments de preuves, et sont responsables d’une bonne partie des failles du dossier », a rappelé l’organisation.

« Il est on ne peut plus prématuré d’évoquer le réquisitoire, dans la mesure où il manque des éléments essentiels au dossier », a déclaré l’avocate de la partie civile, Fethiye Cetin.

D’importants témoins, tels que Ergün Cagatay ou l’informateur de la police Sinan Rasitoglu, n’ont toujours pas été retrouvés par la justice. Malgré une récente décision de justice l’obligeant à le faire, la Haute Instance des Télécommunications (TIB) n’a toujours pas transmis à la Cour les registres des appels téléphoniques passés aux alentours du lieu du crime, le 19 janvier 2007. De ce fait, les conversations téléphoniques passées, juste avant et après l’assassinat, par un des suspects mis en cause par les caméras de surveillance, n’ont pas encore pu être tracées. Par ailleurs, les deux individus qui accompagnaient le tireur Ogün Samast sur le trottoir de Sisli (Istanbul) où il a abattu le journaliste, n’ont toujours pas été identifiés. Certains enregistrements de vidéosurveillance, détruits par la section antiterroriste d’Istanbul, n’ont jamais pu être restaurés.

Le procureur a assuré la partie civile que toutes les pièces à conviction disponibles avaient été rassemblées, et qu’il lui serait possible de mettre à jour son réquisitoire, préparé depuis près d’un an, si de nouveaux éléments survenaient. Il a requis la prison à vie contre les deux commanditaires présumés, Yasin Hayal et Erhan Tuncel, principalement pour avoir « prémédité l’assassinat » et « dirigé la cellule de l’organisation terroriste Ergenekon à Trabzon » (mer Noire). La même peine est requise contre cinq autres prévenus pour l’instant en liberté, pour « complicité d’assassinat » et « appartenance à une organisation terroriste ». D’autres prévenus encourent des peines de 3 à 19 ans de prison, tandis le procureur demande l’acquittement de sept autres personnes.

Dans son réquisitoire de 86 pages, Hilmet Usta met en série l’assassinat de Hrant Dink avec l’attentat contre le McDonalds de Trabzon en 2004 et les projets d’agression contre le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, le journaliste Hincal Uluç, ou encore un missionnaire chrétien à Istanbul, dont Tuncel et Hayal seraient aussi responsables. Dans les grandes lignes, la thèse de l’assassinat politique et idéologique, organisé dans le cadre d’un vaste plan de déstabilisation mené par l’organisation ultranationaliste présumée « Ergenekon », est donc finalement retenue. Cette nébuleuse, qui aurait rassemblé des cadres de l’armée et de l’administration opposés au gouvernement actuel, se trouve au cœur d’une vaste affaire d’Etat polarisant largement la vie politique turque.

Reporters sans frontières en prend acte, tout en rappelant que cette théorie, aujourd’hui largement instrumentalisée par les autorités turques, a d’abord valu les pires ennuis à ses partisans. Les journalistes Nedim Sener et Kemal Göktas, en particulier, ont fait face à plusieurs procès pour avoir mis en évidence la responsabilité de l’Etat et de la justice dans la mort de Hrant Dink. « La mise en cause explicite des réseaux ultranationalistes au sein de l’appareil d’Etat dans l’affaire Dink est un progrès, mais elle doit aller jusqu’au bout. En circonscrivant la recherche des commanditaires au niveau de Hayal et Tuncel, la justice semble de fait protéger des suspects plus haut placés. Qu’en est-il de l’enquête sur trente fonctionnaires de haut rang, lancée en février dernier suite à la condamnation de l’Etat turc par la CEDH ? »

Une résolution complète de l’assassinat de Hrant Dink serait un signe essentiel pour prouver que l’affaire « Ergenekon » n’est pas seulement utilisée par les autorités, pour épurer l’administration et la presse des cadres kémalistes et laïques. La mort du journaliste, en 2007, a produit un choc dans l’opinion, qui a commencé à prendre de la distance avec les dogmes nationalistes fondateurs de la République turque. Il appartient à la justice de montrer qu’elle n’est pas en retard sur ce changement social majeur, et qu’elle est prête à contribuer à une réforme profonde de l’Etat turc. Hélas, ce réquisitoire laisse plutôt planer une menace de récupération : d’après lui, « l’ordre public de la République turque, l’autorité de l’Etat, l’unité indivisible de l’Etat avec la nation, étaient la cible » de l’assassinat de Hrant Dink.

Le journaliste turc arménien, partisan du rapprochement entre les deux peuples et critique des dogmes kémalistes, a été abattu le 19 janvier 2007 devant les locaux de sa rédaction, Agos. Le cas d’Ogün Samast, tireur présumé mineur au moment des faits, a été séparé de celui des dix-huit autres co-accusés dans cette affaire. Il a été condamné le 25 juillet 2011 à près de 23 ans de prison. Il est toujours poursuivi pour « appartenance à une organisation illégale ». Dans un dossier séparé, les responsables de la gendarmerie de Trabzon, qui avaient connaissance du projet d’assassinat du journaliste, mais n’avaient rien fait pour l’empêcher, ont été condamnés le 2 juin 2011 à des peines allant de quatre à six mois de prison.

 

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