Au royaume de l’espoir, il n’y a pas d’hiver. Et l’arrivée des premiers jours d’octobre qui évoque l’anniversaire des protocoles arméno-turc, mais aussi leur échec, ne décourage en rien les bonnes volontés attachées à l’objectif d’une « normalisation » des relations entre les deux Etats. Charles Aznavour fait parti de ces incorrigibles optimistes. Dans l’interview coup-de-poing que publie NAM ce mois-ci, il va même très loin en ce sens quitte à se mettre en porte à faux avec l’ensemble du discours arménien, toutes tendances confondues.
Pour la première fois en effet, cette figure emblématique s’il en est de son peuple demande à la Turquie de reconnaître les faits, sans nécessairement employer pour autant le mot “génocide“. Une approche insolite qui fera au moins un heureux : Baskin Oran, l’un des 4 initiateurs de la pétition demandant pardon aux Arméniens et qui les enjoint depuis des années de renoncer au « G Word ». Un concept que la Turquie n’est absolument pas prête à accepter et qui ne servirait selon lui qu’à crisper le débat, à renforcer les tabous de la société civile turque, à favoriser l’arménophobie et à rendre plus difficile les fragiles tentatives intellectuelles de faire avancer les choses. Il reviendrait dès lors, d’après sa logique, aux fils des victimes d’abandonner ce qui fait la substance même de leur droit pour se mettre à la portée d’une Turquie trop sensible, trop orgueilleuse ou tout simplement trop attachée à préserver les dividendes du crime pour se permettre de prendre le risque de le reconnaître.
Cette recommandation de recourir à un euphémisme (massacres, grande catastrophe, etc.) largement rejetée par l’ensemble du monde arménien semble cependant aujourd’hui retenue comme une étape acceptable par l’une de ses voix les plus symboliques. Et ce, au nom du pragmatisme, de la nécessité de faire évoluer les esprits de l’autre côté de l’Ararat, d’apaiser les tensions à un moment où l’Arménie en proie à des menaces de guerre avec l’Azerbaïdjan et une forte hémorragie de sa population, se rapproche dangereusement du bord du gouffre.
Cette compréhension à l’égard des contraintes de la Turquie s’inscrirait aussi dans la recherche d’un “package“ qui inclurait en retour un pas vers le droit à l’indépendance du Karabakh. On entend déjà les polémiques, les cris et les passions que ne devraient pas manquer de susciter cette perche tendue à Ankara, en particulier dans le camp arménien. Mais se trouvera-t-il dans les parages des autorités turques une bonne volonté pour la saisir ?
Rien n’est hélas moins sûr. Au pied du mur, la Turquie a laissé filer il y a deux ans cette chance de normalisation à moindres frais pour elle que constituaient les protocoles. A la paix avec son voisin arménien et à la réconciliation à terme avec sa conscience, elle a préféré faire droit aux protestations de l’Azerbaïdjan contre le dialogue arméno-turc. Depuis cette fuite en avant de nature panturquiste, Ankara enfonce le clou du nationalisme, en pratiquant une politique qualifiée par nombre d’analystes de néoottomane. Tout dans le comportement des dirigeants de l’AKP indique en effet qu’ils n’ambitionnent pas tant d’avoir « zéro problème avec leurs voisins », que de prendre l’ascendant sur la région et plus généralement sur l’ensemble du monde musulman. Cette dynamique de conquête, qui les a conduits à durcir leurs positions jusque dans le conflit au Moyen Orient, fût-ce aux dépens des intérêts de l’Otan et de l’ex-allié israélien- ne va pas dans le sens du repentir, même à demi-mot et sur la pointe des pieds. Et il y a fort à parier que la bouteille à la mer jetée par cet homme de bonne volonté qu’est Charles Aznavour, ne finisse par s’échouer sur les rivages d’une diplomatie turque particulièrement rompue à l’art de la manipulation et de l’instrumentation. Il est en revanche tout à fait possible qu’elle rencontre un accueil plus favorable dans la société civile du pays, dans l’esprit de ce qui avait déjà initié avec la pétition des intellectuels demandant pardon. Nous verrons bien.
Il ne s’agit certes pas ici d’escompter des bénéfices immédiats ni de craindre des dommages de cette entreprise qui en tout état de cause ne relève que de la responsabilité individuelle d’un artiste et non d’un homme politique et encore moins de l’Etat. Mais peut-on ignorer le contexte qui l’a rendu possible ?
Cette interview de Charles Aznavour en dit en tout cas long sur les angoisses d’une société arménienne qui ne sait plus à quel saint se vouer pour se libérer de la tenaille turco-azérie. Elle se présente aussi, après la déception du vote du Sénat, pour lequel le chanteur s’était beaucoup mobilisé, comme l’expression d’une grande amertume envers ces puissances qui “n’ont jamais rien fait et ne feront jamais rien pour nous“.
Elle se lit enfin comme un ras-le-bol vis-à-vis de nos propres limites, nos conservatismes, nos aveuglements, nos carences démocratiques, notre immobilisme et notre ineffable bonne conscience accrochée à un mot dont l’usage obsessionnel pourrait faire écran à la réalité d’aujourd’hui, voir même nous faire oublier les terribles difficultés de l’Arménie. Une chose est sûre, si le G Word ne constitue pas l’horizon indépassable de la nation arménienne, le terrible signifié qu’il recouvre n’en finit pas de hanter le temps présent, les esprits et la région. Et le négationnisme ne fait que retourner le couteau dans la plaie.
Ara Toranian