Communiqué de presse du Greffier de la Cour européenne des droits de l'homme - CEDH 212 (2011) 25.10.2011
Dans son arrêt de chambre, non définitif1, rendu ce jour dans l’affaire Altuğ Taner Akçam c. Turquie (requête no 27520/07) la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le requérant, M. Taner Akçam, alléguait que la crainte d’être poursuivi pour ses opinions sur la question arménienne le soumettait à une tension et à une angoisse telles qu’il avait arrêté d’écrire sur ce sujet.
Principaux faits
Le requérant, Altuğ Taner Akçam, possède la double nationalité turque et allemande. Il est né en 1953 et réside à Ankara. Professeur d’histoire, il a pour domaine de recherche les événements historiques de 1915 concernant la population arménienne dans l’empire ottoman, sur lesquels il a publié de nombreux articles. Pour la République de Turquie, l’un des Etats successeurs de l’empire ottoman, le terme « génocide » est impropre à décrire les événements en question.
Associer le terme « génocide » à la question arménienne revient pour certains (notamment les groupes extrémistes et ultranationalistes) à dénigrer « la turcité » (Türklük), délit réprimé par l’article 301 du code pénal turc et passible d’une peine de six mois à deux ou trois ans d’emprisonnement. Cette disposition a fait l’objet de modifications après les controverses suscitées par certaines affaires et enquêtes pénales dirigées contre d’éminents écrivains et journalistes turcs – notamment Elif Şafak, Orhan Pamuk et Hrant Dink2 – en raison de leurs opinions sur la question arménienne. Parmices affaires figure la condamnation de Hrant Dink, le rédacteur en chef du journal bilingue turco-arménien AGOS, pour dénigrement de la « turcité » au sens de l’article 301 en octobre 2005. Nombreux sont ceux à penser que la raison pour laquelle M. Dink a été pris pour cible par des extrémistes et tué par balles en janvier 2007 est à rechercher dans le caractère infamant de sa condamnation. Trois importantes modifications furent apportées au texte de l’article 301, à savoir la substitution des expressions « nation turque » et « Etat de la République de Turquie » aux termes « turcité » et « République », la réduction de la durée maximale de la peine d’emprisonnement encourue pour infraction à l’article 301 et, plus récemment – en 2008 – l’insertion d’une clause de sauvegarde selon laquelle toute enquête sur un dénigrement allégué de la « turcité » doit être autorisée par le ministre de la Justice.
Le 6 octobre 2006, le requérant publia dans l’AGOS un éditorial critiquant les poursuites dirigées contre M. Dink. Par la suite, il fit l’objet de trois plaintes pénales déposées par des extrémistes qui lui reprochaient d’avoir dénigré la « turcité » en violation de l’article 301. A la suite de la première plainte, l’intéressé fut convoqué au parquet local pour s’expliquer. Le procureur chargé de l’affaire décida qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre, estimant que les opinions de l’intéressé étaient protégées par l’article 10 de la Convention européenne. Les deux autres plaintes furent elles aussi classées sans suite.
Le Gouvernement avance que, compte tenu des nouvelles garanties figurant dans l’article 301 et en particulier du fait que l’ouverture d’une enquête est désormais subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice, il est improbable que le requérant fasse l’objet de nouvelles poursuites. A cet égard, il signale que le ministre de la Justice n’a fait droit qu’à 80 des 1025 demandes d’autorisation de poursuivre sur le fondement de l’article 301 qui lui ont été soumises de mai 2008 (époque à laquelle cette modification est intervenue) à novembre 2009 (soit environ 8 % des demandes). En outre, il fait valoir que l’intéressé ne se heurte à aucune difficulté pour mener ses recherches, précisant que celui-ci a au contraire eu accès aux archives nationales. Il ajoute que les ouvrages du requérant sont largement disponibles en Turquie.
Pour sa part, le requérant avance que le pourcentage d’autorisations préalables accordées par le ministre de la Justice est beaucoup plus élevé, et qu’elles concernent principalement des poursuites dirigées contre des journalistes mettant en cause la liberté d’expression. Il produit des statistiques établies par l’Office de surveillance des médias de l’Independent Communications Network sur la période juillet-septembre 2008, selon lesquelles 116 personnes au total, dont 77 journalistes, ont été poursuivies dans 73 affaires de liberté d’expression.
Il soutient en outre que les plaintes pénales dirigées contre lui en raison de ses opinions se sont transformées en campagne de harcèlement, les médias le présentant comme un « traître » et un « espion allemand ». Il indique avoir aussi reçu des lettres haineuses l’insultant et le menaçant de mort.
Il avance enfin que sa crainte bien réelle d’être poursuivi a non seulement pesé sur ses activités professionnelles – il précise à cet égard qu’il a cessé d’écrire sur la question arménienne après avoir introduit sa requête devant la Cour en juin 2007 – mais lui a aussi causé des tensions et une angoisse considérables.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), l’intéressé allègue que le Gouvernement ne peut lui garantir qu’il ne fera pas l’objet d’une enquête et de poursuites pour ses opinions sur la question arménienne. Il soutient en outre que, en dépit de la modification apportée en mai 2008 à l’article 301 et des assurances du Gouvernement, la justice n’a de cesse de poursuivre les personnes reconnaissant le « génocide » arménien. Il ajoute que le Gouvernement a maintenu pour l’essentiel sa politique sur la question arménienne et qu’il est impossible de prévoir avec certitude comment cette politique évoluera.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 21 juin
2007.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Françoise Tulkens (Belgique), PRÉSIDENTE,
Danutė Jočienė (Lituanie),
David Thór Björgvinsson (Islande),
Dragoljub Popović (Serbie),
András Sajó (Hongrie),
Işıl Karakaş (Turquie),
Guido Raimondi (Italie), JUGES,
ainsi que de Stanley Naismith, GREFFIER DE SECTION.
Décision de la Cour
La Cour estime qu’il y a eu « ingérence » dans la liberté d’expression du requérant. L’enquête pénale dirigée contre celui-ci, la position adoptée par les juridictions turques sur la question arménienne dans les affaires où elles font application de l’article 301 du code pénal turc – consistant en pratique à sanctionner toute critique de la politique officielle sur ce point – ainsi que la campagne publique menée contre l’intéressé confirment que les personnes exprimant des opinions « intempestives » sur cette question s’exposent à un risque considérable de poursuites et donnent à penser que la menace pesant sur le requérant est réelle. Les mesures adoptées pour introduire des garanties contre des poursuites arbitraires ou injustifiées sur le fondement de l’article 301 ne sont pas suffisantes. Les informations statistiques fournies par le Gouvernement démontrent la persistance d’un nombre élevé d’enquêtes, et le requérant soutient que ce nombre est encore plus important. Le Gouvernement n’a pas fourni d’explications sur l’objet ou la nature des affaires ayant donné lieu à une autorisation d’enquêter délivrée par le ministre de la Justice. En outre, la Cour souscrit à l’avis exprimé par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Thomas Hammarberg, dans un rapport où celui-ci a indiqué qu’un dispositif d’autorisation préalable au cas par cas par le ministre de la Justice ne constituait pas une solution durable susceptible de se substituer à l’incorporation des normes pertinentes de la Convention dans le système et la pratique juridiques turcs.
En outre, la Cour estime que si l’on peut admettre dans une certaine mesure que l’objectif du législateur consistant à protéger et à préserver les valeurs et les institutions de l’Etat contre le dénigrement public est légitime, le libellé de l’article 301 du code pénal, tel qu’interprété par la justice, est excessivement large et vague et ne permet pas aux individus de régler leur conduite ou de prévoir les conséquences de leurs actes. Bien que les autorités turques aient substitué l’expression « nation turque » au terme « turcité », il n’y a apparemment pas eu de changement dans l’interprétation de ces notions. A cet égard, la Cour rappelle que, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2010 en l’affaire Dink c. Turquie, elle a reproché à la Cour de cassation d’avoir maintenu son interprétation. En conséquence, l’article 301 demeure une menace pour l’exercice de la liberté d’expression. Il ressort clairement du nombre d’enquêtes et de poursuites fondées sur cet article que toute opinion ou idée considérée comme offensante, choquante ou dérangeante peut aisément faire l’objet d’une enquête pénale de la part du ministère public. A la vérité, les dispositions censées empêcher la justice d’appliquer abusivement l’article 301 sont impuissantes à garantir l’absence de poursuites car tout changement survenant dans la volonté politique ou dans la position du Gouvernement peut avoir des incidences sur l’interprétation de la loi par le ministre de la Justice et donner lieu à des poursuites arbitraires.
La Cour conclut que, faute de prévisibilité, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’était pas « prévue par la loi », au mépris de l’article 10.
La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation auquel elle est parvenue constitue une satisfaction équitable suffisante aux fins de l’article 41.
L’arrêt n’existe qu’en anglais.
Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int. Pour s’abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s’inscrire aux fils RSS de la Cour.
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La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les Etats membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de
la Convention européenne des droits de l’homme de 1950.
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1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet. Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.
2 Voir Dink c. Turquie (requêtes nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09), 14.09.2010.
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