Par Etienne Copeaux, historien spécialiste du monde turc
Ce qui se passe en Turquie depuis mars (arrestation des journalistes Ahmet Sık et Nedim Sener, puis rafles des 5 et 28 octobre) donne lieu à de nombreux commentaires. Ce qui trouble, c’est que l’intelligentsia libérale avait un certain temps cru dans la volonté réformatrice du gouvernement de l’AKP. L’été dernier encore, la démission des membres de l’état-major de l’armée avait semblé annoncer un souffle d'air, une réduction peut-être définitive du pouvoir militaire dans le pays. A beaucoup, il semblait impossible qu'un nouveau coup d’État puisse survenir.
Une première question se pose : l’armée peut-elle perdre effectivement son influence dans un pays en état de guerre ? Comment un coup d’État pourrait-il être impossible, puisque par définition, l’armée dispose de la force de frappe, de la puissance physique qui permet de mettre à genoux n’importe quel pouvoir civil ? Il me semble qu’un coup d’État est toujours à craindre dans un pays en guerre et surtout dans un pays où l’intervention de l’armée est devenue une manière presque ordinaire de régler les problèmes.
Le paradigme d’un binôme opposant « les islamistes » (le gouvernement de l’AKP) et « les laïcistes » (le kémalisme et l’armée) est-il indiscutable ? On peut très bien imaginer qu'avec le temps, le pouvoir civil « islamo-conservateur » puisse infiltrer l’armée, disposer d’officiers supérieurs et généraux acquis à sa cause, comme c’est déjà le cas paraît-il dans la police. On pourrait aboutir à un nouveau pouvoir alliant le gouvernement civil et l'armée, calqué sur ce qui existait avant 2002. Sur le plan idéologique, ce pouvoir pourrait conserver une façade kémaliste et laïque au prix de quelques contorsions et distorsions, mais qui fonctionnerait cette fois au profit du courant islamo-conservateur 1. Idéologiquement, il suffirait de mettre un peu plus à l’honneur une vieille idée, depuis longtemps intériorisée par la population, « la nation turque est musulmane ». Quant aux distorsions du concept de laïcité, la majorité des Turcs ne les remarque plus ; de toute manière, à force d'exterminations, d'expulsions et de pogroms, cette république a été construite pour des musulmans. Sur le plan de l'action politique, le gouvernement de l’AKP devient tellement répressif dans la question kurde, que cela revient à donner des gages à l’armée, à la rassurer sur son pouvoir et son rôle. L'opposition entre l'armée et le pouvoir islamo-conservateur est moins évidente qu'il n'y paraît.
Seconde question : alors que nombre d'intellectuels libéraux avaient espéré en la volonté de réforme de l'AKP, pourquoi le pouvoir les prend-il désormais pour cible ? Les griefs qui sont faits aux personnes arrêtées sont de deux ordres. Pour les journalistes emprisonnés en mars 2011, le reproche est d’avoir enquêté sur l’infiltration de la police par la confrérie de Fethullah Gülen. Si les résultats des enquêtes de ces journalistes sont avérés, cela confirmerait que le gouvernement se construit un nouvel « État profond » à son service, et que ce sujet – le pouvoir de l’armée et de la police – restera tout aussi sensible que sous les gouvernements antérieurs à 2002. En ce qui concerne les deux dernières vagues d’arrestations (octobre 2011), il s’agit à nouveau de faire taire ceux qui, dans le pays, réclament une solution non militaire au problème kurde, notamment ceux qui sont proches du BDP (Parti de la paix et de la démocratie, pro-kurde), pourtant légal. Ceci d'ailleurs pose une autre question : il n'est pas suffisant, à l'heure actuelle comme durant les décennies précédentes, d'être dans la légalité pour s'exprimer et se sentir protégé. Pour certains partis et mouvements, la liberté d'expression est limitée de facto par la menace permanente d'interdiction ou de suspension. Je vais revenir plus loin sur cette notion de menace dissuasive.
Les deux ordres de griefs sont liés, puisque l’emploi de la force armée reste la seule option du pouvoir dans la question kurde. Remettre en cause l’emploi de la force, analyser les questions militaires et les rapports entre l’armée et le gouvernement équivaut, en conséquence, – selon la logique du gouvernement - à vouloir affaiblir l’armée, à favoriser la division du pays et à commettre un acte de trahison. La participation à l’Académie du BDP, cercle de réflexion sur les issues non militaires du conflit, suffit actuellement pour être accusé de ce genre de « crime ». Dès le premier novembre, la « presse à épaulettes » (apoletli media 2), la presse-poubelle, s’est employée à salir les personnes récemment arrêtées. L’arrestation de l'universitaire Büsra Ersanlı, et la campagne de diffamation qui s’ensuit, est emblématique (voir à ce sujet la réaction d'Erkam Tufan Aytav, secrétaire général de Medialog Platform of the Journalists and Writers Foundation, publiée dans Today's Zaman le 11 novembre 2011).
A travers l'éditeur Ragıp Zarakolu, enfin, le pouvoir cherche à frapper tous ceux qui remettent en cause le dogme nationaliste turc. Ce qui surprend les médias étrangers, c’est que sur ce plan rien n’a changé depuis l’alternance de 2002 : le gouvernement AKP n'agit pas selon un agenda « islamiste » ; malgré des ouvertures, au début, dans la question chypriote et le conflit kurde, il respecte et impose les éternels éléments de la doxa. La vision de l’histoire elle-même est le tabou des tabous, car elle sert de légitimation absolue au régime républicain depuis 1931. Le poids qui pèse d'ailleurs sur la question arménienne est révélateur de la fonction du génocide de 1915 dans la construction de l’État-nation turc : le génocide et le silence sur le génocide sont la clé de voûte du système 3. Zarakolu a montré beaucoup de courage et d’obstination pour briser ce tabou, et Büsra Ersanlı est en prison pour avoir enseigné à l’Académie du BDP, mais sans doute aussi pour ses travaux d’historienne et son livre sur la fabrication de l’histoire à l’époque d’Atatürk 4.
Si le tabou instauré sur Atatürk subsiste, si le pouvoir actuel continue, à l'avenir, à se référer au Père fondateur, il faudra alors se poser la question : « De quoi Atatürk est-il le nom » ?
Coercition et répression
Le régime instauré par Mustafa Kemal peut être vu comme le seul régime autoritaire des années trente qui n'ait pas été renversé – ou plus exactement dont le cadre idéologique n’ait pas été rejeté 5. Depuis bientôt un siècle, un régime coercitif a eu le temps de s'établir, et de faire en sorte que la pression de l'Etat sur le citoyen soit acceptée et intériorisée, jusqu'à former un semblant de consensus normatif et obligatoire, assuré par un contrôle social strict opérant au besoin par la délation, qui engendre en retour l'autocensure. L'éducation, la culture, les rituels politiques ont longtemps été inspirés par les régimes totalitaires (italien en particulier) et restent empreints de certains de leurs traits originels. La coercition concerne surtout le concept de « nation turque » et ce qui en découle : une identité « turque » exclusive, excluante, normative, facteur d'uniformisation plutôt que d'unité. Le contrôle et l'auto-contrôle sont tels que si le système fonctionnait parfaitement la police et la violence étatique ne seraient pas nécessaires. Mais dans la réalité, l'école, l'université, le service militaire et le contrôle social quotidien ne peuvent suffire à étouffer les désirs de réforme et de changement. Aussi l’État kémaliste s'est-il employé à réprimer, et, depuis 1925 ce sont surtout les Kurdes qui ont été visés, par les moyens les plus brutaux. Bien entendu, l'ampleur de la répression a engendré une mémoire ineffaçable qui nourrit à son tour la rancoeur sinon la violence 6.
Le système répressif, qui complète la coercition quotidienne intériorisée, est basé sur un code pénal extrêmement sévère quant aux questions de « nation », de « turcité », d'« unité ». L’article 301 interdit le « dénigrement de la nation turque » (avant 2008, la formulation était « dénigrement de la turcité »), expression sous laquelle on peut faire entrer à peu près n'importe quelle critique du nationalisme, du kémalisme, de la politique, de l'armée, de la vision de l'histoire. Même si, en 2008, a été ajoutée une clause de sauvegarde qui soumet son application à l'autorisation, au cas par cas, du Ministère de la Justice, tout citoyen, à la suite d'une campagne de presse bien menée, peut se porter partie civile contre une personne qui aurait prétendument contrevenu à cet article, ce qui engendre au minimum de longs tracas judiciaires pour la personne visée, sinon une menace permanente sur sa liberté d'expression, sur sa sécurité et celle de ses proches.
La répression porte même sur les représentations de la société et de son passé : la sociologie, l'histoire elle-même sont sous surveillance 7. D'où la guerre menée contre ceux qui sont accusés de menacer l'unité du pays, de remettre en cause la vision homogène de la turcité, et de remettre en cause la vision du passé. Par-dessus tout cela plane l'immense non-dit du caractère musulman de la nation 8. Et au-dessus encore, l'image du Père fondateur, Atatürk, divinisé depuis 1980, dont la sacralité sacralise à son tour tout ce qui lui est associé, tout ce qu'il est censé avoir créé, la nation, l'armée, le régime, la forme actuelle de la société, et l'histoire. Aussi, « Atatürk » est en fait le nom ou le masque qui recouvre cette coercition. En conséquence, il est très fructueux pour un gouvernement de s'appuyer sur l'image d'Atatürk. C'est une image extrêmement positive, très chargée d'affect, dans l'esprit de la population, résultant directement de l'éducation. Tout régime se référant à Atatürk compte bénéficier de l'amour qu'éprouvent les Turcs pour leur héros.
Au nom de la « lutte contre le terrorisme »
L'Etat turc n'est pas un totalitarisme. Les formes de la démocratie parlementaire sont respectées 9. Les formes seulement. Car l'armée est intervenue très brutalement, à trois reprises (1960, 1971, 1980), dans la vie politique, et une quatrième fois par le simple exercice de la menace, sans même avoir à utiliser la violence militaire (1997). La représentation parlementaire, notamment celle de la population kurde, est très fortement biaisée par la loi électorale ; et le code pénal brise sévèrement toute remise en cause de l'ordre politique et social. L'emprisonnement est une manière habituelle de régler les problèmes. Et surtout l'état de guerre dans le sud-est, depuis 1984 et même depuis 1925, a permis la mise en œuvre d'un système répressif anti-terroriste très sévère.
Mise en place en 1991, remise à jour en 2006, la « loi contre le terrorisme » (Terörle mücadele kanunu) permet une répression draconienne. La qualification d'un acte comme « terroriste » ou l'accusation de « complicité avec le terrorisme (ou la sécession ou la division du pays) » se traduit par des peines de prison très lourdes. Mais le pire est qu'il existe de multiples sanctions extra-légales : exécutions extra-judiciaires, torture systématique, destruction de milliers de villages qui reviennent à des déportations déguisées.... Le respect des « formes » réside en ce qu'il y a des tribunaux, des jugements, des avocats, parfois des acquittements et des libérations. Mais le cas de Pınar Selek, acquittée trois fois et toujours menacée d’emprisonnement, illustre la faiblesse du pouvoir judiciaire face au politique.
Le caractère autoritaire et répressif du système réside peut-être plus encore dans la périphérie de l'Etat que dans l'appareil législatif lui-même. Quel que soit le parti en place, l'Etat produit, par l'école, par sa politique culturelle, par la voix de ses porte-paroles et dirigeants, un discours excluant, monolithique et intolérant 10. Ce discours, parfois violent 11, peut être pris au mot par des ultra-nationalistes, dont l'idéologie n'est pas différente de celle de l'Etat, et qui veulent seulement aller plus loin dans l'action ; ou par des fous.
La mise en cause en raison d'allégations de « terrorisme » est lourdement aggravée par un ostracisme de fait, une perte d'honorabilité orchestrée par une certaine presse. Les journaux et les chaînes de télévision s'en donnent à cœur joie. Tous les détails de la vie privée, les conversations téléphoniques complaisamment fournies par la police à la presse, sont utilisés pour salir la personne prévenue, pour la dévaloriser aux yeux du public. De la sorte, même si le « suspect » est relâché ou même relaxé, la tache subsiste : un activiste, alors, peut se sentir légitimé sinon soutenu par les autorités pour menacer, agresser, voire assassiner la personne désignée à la vindicte publique. L'attentat contre Akın Birdal (mai 1998), alors président de la Ligue turque des droits de l'Homme (LDH), qui a heureusement échoué, et l'assassinat de Hrant Dink (janvier 2007), en sont de tristes exemples. Les organisations extrémistes prêtes à tout ne manquent pas, comme les « Brigades Turques de la Vengeance » (Türk Intikam Tugayi, TIT).
Ainsi, l'Etat délègue la répression et la violence. Il peut ensuite s'en laver les mains en désavouant et en condamnant le fou ou l'extrémiste, mais le mal est fait, et d'ailleurs les peines infligées sont souvent écourtées.
Sur les marges de l’État, la peine de mort, abolie en 2002, est toujours appliquée de manière extra-légale. Ceux qui dénoncent les assassinats risquent de sévères ennuis : ainsi Muharrem Erbey et des membres de la Ligue des droits de l'Homme (LDH) de Diyarbakır, qui ont pris en charge des affaires d'exécutions extra-judiciaires, encourent jusqu'à sept ans de prison 12. Les décès ou disparitions suite à une interpellation ne sont pas rares (décès du photo-reporter Metin Göktepe en 1996, du militant des droits de l'Homme et journaliste Engin Çeber en 2008), et dans les prisons la répression est féroce. Des décès « naturels » en prison ou peu après la libération peuvent se produire, par manque de soin (cas de Suzan Zengin, décédée en octobre 2011 peu après sa libération). La violence extra-légale enfin frappe non seulement des individus mais des collectivités : sous couvert de « sécurité », l'armée et les milices ont détruit des milliers de villages, provoquant des vagues migratoires, la misère, la destruction des cadres sociaux.
Le gouvernement par la dissuasion
Ceux qui tiennent en mains l’État (qu’ils soient « islamo-conservateurs » ou « laïcistes ») ont mis au point un système pression qui incite le citoyen au conformisme. La menace de répression est utilisée désormais comme un moyen de gouvernement par la dissuasion. Passons en revue quelques domaines d'application de ce principe.
De même qu'il y a des exécutions extra-judiciaires, il existe dans les faits une peine de relégation extra-judiciaire, obtenue par le harcèlement judiciaire, les menaces de mort (à l'encontre d'Adem Yavuz Arslan, auteur d'un livre sur l'assassinat de H. Dink), les campagnes de presse. Ainsi en décembre 2009, les responsables de la LDH à Ankara et à Adana, Ethem Açıkalın et Mustafa Bagçiçek, ont décidé de quitter la Turquie 13. De même, la sociologue Pınar Selek, emprisonnée de 1998 à 2000, torturée, toujours sous la menace d'un emprisonnement, est contrainte de vivre à l'étranger.
La dissuasion politique systématique s'appuie sur des stratégies coercitives et sur la violence illégale (assassinat, torture) ou même légale (détention provisoire souvent supérieure à un an), mais aussi des moyens moins spectaculaires comme la durée excessive des procédures pénales (treize ans à ce jour pour Pınar Selek), les écoutes téléphoniques, les menaces de mort proférées par des organisations extrémistes, l'intimidation et la délation pratiquée dans tous les milieux (même universitaire...), les perquisitions et les confiscations de matériel informatique, documents, disques durs, travaux de recherche... qui visent à décourager les intellectuels et opposants 14.
Enfin, pour faire taire, la censure directe (interdiction d'un livre, d'un journal, arrestation d'un éditeur) n'est même pas toujours nécessaire. Le climat est tel que ceux et celles qui ont subi ce genre de harcèlement, surtout les écrivains et les journalistes, ont tendance à se censurer eux-mêmes avant de publier, non seulement pour s'éviter des ennuis graves, mais pour en éviter à leur éditeur, à leur traducteur et en général à leur entourage. La législation sur la censure comporte des mesures peu connues à l'étranger. Pour des écrits émanant d'un auteur vivant en Turquie, c'est l'auteur et l'éditeur qui sont responsables et risquent la prison. Mais dans le cas d'un ouvrage traduit en turc, c'est le traducteur qui risque la prison. Désormais certains éditeurs font examiner les manuscrits par les avocats qui en évaluent les risques, et sur leurs conseils, demandent aux auteurs « d'adoucir » leur texte. Un auteur est donc poussé à l'auto-censure s'il veut éviter des ennuis à ses collaborateurs. Il faut le savoir pour mesurer l'extraordinaire courage d'un éditeur comme Ragıp Zarakolu, ou d'auteurs comme le sociologue Ismail Besikçi ou l'historien Taner Akçam. Et il est significatif que, parmi les personnes inquiétées ces dernières années, figurent des traducteurs et traductrices, comme Suzan Zengin (détenue de 2009 à 2011), Ayse Berktay et Deniz Zarakolu (arrêtés le 5 octobre 2011).
C'est la guerre qui gouverne la Turquie
Au nom de quoi sont proférées ces menaces, au nom de quoi peut-on arrêter, torturer, emprisonner, voire assassiner ? Encore une fois, il ne s'agit pas d'une dictature au sens où le pouvoir actuel est légitime et élu régulièrement par une confortable majorité. Le gouvernement actuel n'a pas eu besoin de la force et de la violence pour s'instaurer, et logiquement ne devrait pas avoir besoin de la force pour durer. La raison de ces violences tient dans le problème kurde, car malgré les avancées qui s'annonçaient voici quelques années, la violence militaire et para-militaire est restée le principal moyen de « régler » la question. Il faut garder à l'esprit que l'Etat a exercé contre les Kurdes une violence insensée depuis 1925. Depuis 1984, le PKK répond par une violence inverse, que le pouvoir qualifie de « terrorisme ».
En conséquence, la « lutte contre le terrorisme » et contre les « mouvements illégaux » a envahi tout un pan de la législation. Depuis 2009, le nombre de condamnés en vertu de la « loi anti-terroriste » a sextuplé. Une étude de l'OSCE (avril 2011) confirme que la plupart des journalistes sont poursuivis ou condamnés en vertu de cette loi 15. « Selon une étude de l'Associated Press, la Turquie est le pays dans le monde qui a prononcé le plus de condamnations pour 'terrorisme' depuis le 11 septembre 2001, bien loin devant les Etats-Unis : 12 397 16 ». La lutte « anti-terroriste » est devenue un moyen de répression ordinaire, non seulement contre le mouvement kurde, mais contre les démocrates en général, puisque l'établissement d'une vraie démocratie en Turquie doit obligatoirement passer par la résolution pacifique de la question kurde. Il est alors extrêmement facile pour le pouvoir d'alléguer une « complicité avec le terrorisme », une « appartenance à un mouvement illégal », une « tentative de détourner la population du service militaire » ou plus vaguement encore, le « dénigrement de la turcité ou de la nation turque ».
Retournons la problématique : la poursuite de la guerre dans le sud-est et au nord de l'Irak n'est-elle pas devenue un prétexte pour réprimer ? La guerre (qui, comme en Algérie voici soixante ans, ne dit pas son nom) n'aurait-elle pas comme finalité la répression ? Ne servirait-elle pas surtout à faire taire les démocrates, ne serait-elle pas en fin de compte un simple moyen de gouvernement, le ciment de la coercition et du semblant de consensus ?
Un espoir qui vient de Strasbourg ?
En somme, la pression sociale faite de menace, de délation ; les campagnes de harcèlement et de stigmatisation menées par la "presse aux ordres" ; la crainte de l'emprisonnement, de la violence physique pour soi-même ou pour ses proches, pousse beaucoup de personnes visées à se sanctionner elles-mêmes, en quelque sorte, par le silence ou l'exil, avant même que la répression n'opère.
Dans ces conditions, il paraît difficile de dénoncer un pouvoir qui n'a pas (encore) frappé. Or le 25 octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) de Strasbourg a rendu sur ce point un arrêt décisif.
La cour jugeait le cas de l'historien Taner Akçam, qui travaille sur la question arménienne, et qui « alléguait que la crainte d'être poursuivi pour ses opinions sur la question arménienne le soumettait à une tension et à une angoisse telles qu'il avait arrêté d'écrire sur ce sujet » 17. La Cour a statué que « les menaces constantes de poursuites pénales – au titre du délit de 'dénigrement de la turcité' ou de la 'nation turque' – qui pèsent sur un professeur d’histoire travaillant sur le génocide arménien de 1915 sont en soi de nature à porter atteinte à sa liberté d’expression ». En conséquence, l'absence de sanction pénale, à ce jour, contre Taner Akçam, n'a pas empêché la Cour d’estimer qu'il existe une limitation à la liberté d'expression, en raison même de « l'existence de dispositions juridiques contraignant l'intéressé à 'modifier son comportement' ou l'exposant 'au risque d'être poursuivi pénalement' » 18.
Nicolas Hervieu, dans un article consacré à ce jugement, insiste sur l' « effet dissuasif » (chilling effect) invoqué par la Cour. Toujours selon les juges, le requérant 'appartient à un groupe de personnes qui peuvent facilement être stigmatisées pour leurs opinions sur ce sujet […] sensible en Turquie' (§ 71 du jugement) ». Et, se référant au cas de l'assassinat de Hrant Dink, la Cour a estimé que les craintes de campagnes de harcèlement menées par des groupes ultra-nationalistes couverts par l'Etat sont fondées, et « le simple fait qu’à l’avenir une enquête puisse potentiellement être initiée contre lui [est source] de stress, d’appréhension et de craintes de poursuites pénales ». Toute personne dans ce cas est conduite à 'modifier son comportement [et à] faire preuve d’autocensure dans ses travaux académiques » (§ 75). La CEDH a, en outre, jugé insuffisantes les modifications introduites en 2008 sur l'article 301, qui constitue toujours une menace sur l'exercice du droit à la liberté d'expression.
Nicolas Hervieu conclut : « Il est à espérer que cette condamnation [...] contribuera quelque peu à lever le lourd climat qui continue encore de peser en Turquie sur certains sujets sensibles, tel que le génocide arménien ou le traitement des Kurdes. Cette situation affecte – notamment, mais tout particulièrement – des journalistes, des historiens voire des artistes dont l’activité est par nature dépendante de la liberté d’expression. A cet égard, un remarquable passage de l’analyse strasbourgeoise ne peut qu’utilement éclairer une telle aspiration : 'Les pensées et opinions relatives à des enjeux publics sont d’une nature vulnérable. En conséquence, la possibilité même d’une atteinte [à la liberté d’expression] née soit de l’action des autorités, soit de celle d’acteurs privés sans un contrôle suffisant voire avec l’appui des autorités [elles-mêmes], peut faire peser un sérieux poids sur la libre formation des idées ainsi que sur le débat démocratique et avoir un effet dissuasif' (§ 81). »
Presque en même temps qu'était rendu ce jugement, la Turquie a procédé à une nouvelle rafle parmi les intellectuels démocrates. La CEDH ne les sauvera peut-être pas, pas tout de suite. Mais voici enfin établie la base juridique qui permettra de protester et de se battre contre les vagues de répression qui ont affecté la Turquie ces derniers temps. Certes, nous savons que le gouvernement turc a l'habitude de négliger les jugements des instances internationales. La Turquie a signé la Convention européenne des droits de l'Homme et elle est membre de la CEDH. Pourtant, depuis des décennies, elle contrevient aux articles 3 (interdiction de la torture), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 6 (droit à un procès équitable), 7 (interdiction des peines qui ne sont pas prévues par la loi) et 10 (droit à la liberté d'expression) de la Convention. Chaque année depuis 2004, elle est l'Etat qui fait l'objet du plus grand nombre de condamnations par la CEDH.
En s'ajoutant à la mobilisation en Turquie et à l'étranger, la multiplication de jugements de cette sorte pourrait faire bouger les choses. Malheureusement, l'arrêt de la Cour de Strasbourg ne concerne que les atteintes à la liberté d'expression. Et pour en revenir au sujet qui préoccupe tant l'opinion « occidentale », la Turquie n'a pas encore fait la preuve qu'il puisse exister un pouvoir à la fois islamiste et démocratique.
Notes
1Si l'on doute de la possibilité d'une telle contorsion, qu'on pense à la Chine « communiste »
2Cf. le blog du même nom consacré par Ragıp Duran à l'analyse de ces médias : apoletlimedya.blogspot.com.
3 Il ne faut pas opposer à cela la date du génocide, 1915, antérieure à la fondation de la république et même antérieur au soulèvement kémaliste. Taner Akçam a amplement démontré que les acteurs politiques de 1915 sont les mêmes qu’en 1923; dès 1919, Mustafa Kemal a donné des gages aux acteurs du génocide pour en faire des alliés, et la persécution contre les arméniens a été poursuivie par les troupes kémalistes pendant la guerre de libération (Taner Akçam, Un Acte honteux : le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël, 2008).
4 Büsra Ersanlı, Iktidar ve Tarih. Türkiye’de “Resmi Tarih” Tezinin Olusumu (1929-1937), [Le pouvoir et l’histoire. Genèse des thèses de l’”histoire officielle” en Turquie], Istanbul, Afa Yayınları, 1992, 230 p. Actuellement aux éditions Iletisim.
5 Sous une forme naïve, c’est ce que proclamait fièrement en manchette le quotidien Milliyet le 10 novembre 1999, jour anniversaire de la mort d’Atatürk : « LE SEUL LEADER QUI PASSE LE SIÈCLE. De Lénine à Hitler, de de Gaulle à Mao, de Tito à Nasser, tous sont restés dans le xxe siècle. Pour la plupart, on ne veut même plus se souvenir de leur nom dans leur propre pays. Tandis qu’Atatürk et son œuvre, la République, vivront dans le nouveau siècle, dans le nouveau millénaire . »
6 La mémoire de ces massacres et déportations fait l’objet d’une floraison de publications en Turquie depuis 2010. Il s'agit d'un « réveil de la mémoire » un peu comparable à celui de la mémoire arménienne. Cf. le site dersim.fr.
7Outre celui de Büsra Ersanlı, voir mes ouvrages Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste (CNRS Editions, 1997) et Une vision turque du monde à travers les cartes (CNRS Editions, 2000).
8Cf. mes articles « ” La nation turque est musulmane ” : Histoire, islam et nationalisme », in Groc Gérard (dir.), Formes nouvelles de l’islam en Turquie. Les Annales de l’autre islam, n° 6, Inalco-Erism, Paris, 1999, pp. 327-342 ; et « Le nationalisme d’Etat en Turquie : ambiguïté des mots, enracinement dans le passé », in Dieckhoff A., Kastoryano R. (dir.), Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, Paris, CNRS-Editions, 2002, pp. 23-40.
9 La preuve en est que des alternances ont eu lieu, de 1950 à 1960, en 1996-1997, et depuis 2002 – les deux premières toutefois interrompues par des interventions de l’armée.
10C'est la raison pour laquelle « la tolérance » est l'un des mots-clés du discours turc, si fréquent qu'il en est suspect. Il arrive que la surabondance d’un signe masque l’absence du signifié.
11Par exemple la Première ministre Tansu Çiller déclarant « Que leurs mains soient brisées » à propos d'actes tels que la dépose d'un drapeau turc, en 1996, légitimant ainsi les actes d'agression voire les meurtres perpétrés par les ultra-nationalistes de l'époque.
12L’obstination du témoignage. Rapport annuel 2011 de la FIDH et de l'OMCT, p. 535.
13L’obstination du témoignage. Rapport annuel 2011 de la FIDH et de l'OMCT, p. 536.
14Par exemple, le saccage et confiscation du matériel informatique de la LDH à Siirt en décembre 2009. Cf. L'Obstination du témoignage, pp. 535-536.
15OSCE Media Freedom Representative presents Study, 4 avril 2011, cité par L'obstination du témoignage, p. 533.
16Le Figaro, 7 novembre 2011.
17Communiqué de presse du Greffier de la CEDH, 25 octobre 2011. http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?action=open&documentId=894335&portal=hbkm&source=externalbydocnumber&table=F69A27FD8FB86142BF01C1166DEA398649
18Nicolas Hervieu, « La liberté d’expression et de recherche sous l’épée de Damoclès des poursuites pénales», in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 26 octobre 2011.
Source : Le blog d'Etienne Copeaux