Par  Ara Toranian, directeur de "Nouvelles d'Arménie Magazine"

Paris serait prêt à abriter une commission historique arméno-turque. C'est du moins ce qu'a déclaré lors d'une conférence de presse Alain Juppé à Ankara le 18 novembre provoquant la consternation dans les rangs arméniens. Quelle mouche a en effet bien pu piquer le ministre français des Affaires étrangères pour reprendre à son compte, comme si elle allait de soi, une des propositions les plus pernicieuses du négationnisme turc?: la fameuse antienne de la commission historique. Un stratagème utilisé depuis près de six ans par Ankara pour riposter au mouvement mondial de reconnaissance du génocide des Arméniens en 1915. Et qui rappelle l'offre d'Ahamadinejad relative à une "commission d'enquête internationale" sur la Shoah.

Du point de vue d'Ankara, cette proposition de "commission historique" répond à de multiples intérêts :

1) Elle agit comme un leurre en donnant l'impression que la Turquie est ouverte sur cette question, qu'elle est favorable au dialogue. Une illusion que dément l'ensemble de sa politique étrangère (la négationnisme y est institué comme une priorité) et aussi intérieure (l'article 301 du Code civil réprime et dissuade toute expression de la vérité).

2) Elle induit que les événements de 1915 sont sujets à caution, qu'ils ne sont pas avérés. Ce qui est faux, même si bien sûr, comme dans n'importe quel domaine de recherche, le champ de la connaissance n'est par essence jamais totalement épuisé.

3) Sachant que cette proposition est évidemment humiliante et inacceptable pour la partie arménienne, elle place Erevan dans une situation de refus obligé qui la fait apparaître comme fermée à la discussion.

4) Elle dépolitise l'affaire en la réduisant à son acception historique, voire scolastique, en en faisant un objet de controverse, de polémique.

5) Ce stratagème fournit aux dirigeants turcs la possibilité de gagner encore du temps, de reléguer à un passé de plus en plus lointain ces événements et de poursuivre ainsi le processus d'effacement de ce crime fondateur de la Turquie moderne.

Il est d'autant plus regrettable qu'Alain Juppé soit tombé dans ce piège que sa déclaration intervient à un moment d'intense répression contre les intellectuels et journalistes turcs. Et que celle-ci a en particulier frappé l'éditeur Ragip Zarakolu, le premier Turc à avoir osé reconnaître le génocide et à publier des livres sur le sujet. Une attitude courageuse, qui lui a valu un large respect international, mais aussi de nombreuses poursuites et condamnations dans son pays. Cet engagement constitue à n'en pas douter la raison réelle de l'arrestation le 28 octobre dernier de cet intellectuel exemplaire qui a été mis à l'isolement dans une cellule de la sinistre prison d'Edirne (province de Thrace).

 Alain Juppé dispose certainement de quelques circonstances atténuantes, dans la mesure où ses déclarations visaient essentiellement à "calmer" les dirigeants turcs énervés par les prises de position de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, en faveur de la pénalisation du négationnisme. De plus, les "commissions vérité et réconciliation" bénéficient d'une image positive. Le principe de telles initiatives est en effet dans l'air du temps, en particulier depuis la fin de l'apartheid en Afrique du Sud. Alors pourquoi cette recette ne s'appliquerait pas à la cause arménienne ? Pourquoi pas, certes.

A une différence près toutefois : dans la configuration africaine, il ne s'agissait pas de demander aux camps des criminels et des victimes de s'asseoir autour d'une même table pour définir ensemble la vérité (ce qui constitue à tout point de vue une aberration). Il était plus raisonnablement question d'accorder aux bourreaux une amnistie en échange de leur repentance. Et ce, en partant de l'axiome politique selon lequel l'aveu libère là où un procès risque de pérenniser le ressentiment, et que, dès lors, cette formule est plus favorable à une réconciliation. Peut-être. Mais ce présupposé de la reconnaissance des faits se trouve justement aux antipodes de la logique des dirigeants turcs, qui loin de rechercher la moindre entente, perpétuent au contraire sans vergogne une arménophobie érigée en valeur fondamentale de l'Etat. Etait-il bien nécessaire, dans ces conditions, d'encourager, implicitement, leur glissade sur cette mauvaise pente ?

 Déjà en 2003, sous l'égide non officielle du Département d'Etat, s'était constituée une Commission de réconciliation arméno-turque (CRAT) composée de personnalités de la société civile des deux bords. Très vite, la question du génocide s'était évidemment posée. Elle avait été soumise à l'arbitrage du Centre international de justice transitoire, basé à New York. Après plusieurs mois d'enquête, les experts étaient arrivés à la conclusion attendue que les événements de 1915 correspondaient bien à la définition de la convention de 1948 sur le génocide. Les Turcs ont alors quitté la table de la réconciliation. Jusqu'à quand faudra-t-il faire semblant d'être dupe de ce type de proposition ?

En réalité et malgré la purge de ses archives et sa politique de déni systématique, la Turquie dispose de tous les éléments pour savoir ce qui s'est passé en 1915. Elle n'a nul besoin des Arméniens pour éclairer sa lanterne. Et si vraiment elle manque d'historiens, on peut lui indiquer quelques noms de spécialistes turcs qui se feront un devoir de lui apporter leurs lumières si on les laisse travailler et pour peu qu'on stoppe les poursuites à leur encontre.

 

Ara Toranian, directeur de "Nouvelles d'Arménie Magazine"

 

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