Par Pierre-Yves Lambert, chercheur indépendant
En 2004 et en 2005, un débat a eu lieu en Belgique à propos de la pénalisation des négationnismes suite à la présentation par le gouvernement d'un projet de loi visant à la mise en conformité du droit belge avec la Convention de 2001 du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité et son Protocole additionnel de 2003 relatif à l’incrimination d’acte de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques.
Lorsque le gouvernement belge dépose son projet de loi en juillet 2004, quelques observateurs suggèrent que le parlement se saisisse de l'occasion pour étendre à tous les génocides la pénalisation du négationnisme déjà en vigueur en vertu de la loi du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale.
Une "résolution relative au génocide des Arméniens de Turquie en 1915" avait été votée au Sénat belge le 26 mars 1998 par 49 sénateurs de tous les partis contre 8 abstentions démocrates-chrétiennes et une socialiste francophone, elle est généralement considérée comme l'acte officiel de reconnaissance de ce génocide par la Belgique. Quelques mois plus tôt, en novembre 1997, un monument à la mémoire du génocide arménien avait été inauguré dans la commune bruxelloise d'Ixelles. A l'époque, les instances diplomatiques turques avaient vivement réagi.
Six ans plus tard, lorsqu'il est question d'étendre la répression du négationnisme au génocide arménien (et rwandais), la donne politique est complètement modifiée en raison du poids électoral des Turcs de Belgique, en particulier dans la commune bruxelloise de Schaerbeek, où compte se présenter en 2006 la ministre PS de la Justice Laurette Onkelinx, mais aussi dans la Région de Bruxelles-capitale où un candidat turco-belge ouvertement négationniste, Emir Kir, vient d'obtenir, en juin 2004, le deuxième meilleur score de votes de préférence sur la liste du PS, et d'entrer au gouvernement régional dès sa première participation à une élection régionale.
La communauté turque de Belgique, issue de l'immigration ouvrière des années 1960-1970 et surtout du regroupement familial massif ininterrompu depuis les années 1970, est évaluée à environ 200.000 personnes, dont les trois quarts ont acquis la nationalité de leur pays de résidence, alors que ce pourcentage ne s'élève qu'à un tiers chez les Turcs de France et à un quart chez ceux d'Allemagne.
Contrairement à la France, la Belgique ne compte par contre qu'une minuscule communauté arménienne de quelques milliers de personnes, composée en partie de familles établies de longue date en Belgique, et pour le reste de familles réfugiées de Turquie dans les années 1970-1980 ou immigrées de l'ex-Union soviétique dans les années 1990-2000.
Ces données démographiques ont une traduction politique non négligeable étant donné que l'inscription des Belges sur les listes électorales est automatique, que le vote est constitutionnellement obligatoire et que, à partir des élections municipales de 2006 les étrangers hors Union européenne pouvaient s'inscrire comme électeurs communaux après cinq ans de résidence (ce que peu d'entre eux ont fait). Par ailleurs, les trois quarts des Turcs de Belgique sont concentrés dans dix communes, ce qui accroît encore leur poids électoral dans celles-ci.
Dans chaque famille politique traditionnelle (libéraux, sociaux-chrétiens, socialistes), des élus ou des candidats turco-belges ont, à partir des élections législatives, régionales et européennes de juin 1999, instrumentalisé la question de la reconnaissance du génocide arménien pendant les campagnes électorales. Ils se sont ainsi assuré le soutien de diverses organisations directement liées à l'Etat turc ou à des partis politiques turcs. A partir des législatives de 2003, cette instrumentalisation est devenue généralisée avec une concurrence accrue entre candidats plus nombreux et figurant sur toutes les listes. Elle atteindra des sommets aux élections régionales de 2004, puis aux communales de 2006.
Le débat belge sur la pénalisation ou non d'autres négationnismes que ceux visant celui commis par les nazis, qui a connu son apogée en avril-mai 2005, s'est donc déroulé sur fond de futures campagnes électorales. Et en fin de compte, cette pénalisation a été enterrée début juin par la volonté du Parti socialiste et de son allié le Centre démocrate humaniste (ex-Parti social-chrétien) et par l'indifférence des partis flamands. Six ans plus tard, à la veille de nouvelles élections municipales, ce thème n'est plus évoqué par aucun parti.
Le 24 décembre 2011
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