Par François Roelants du Vivier, Sénateur honoraire
Ce jeudi 22 décembre à Paris, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture une proposition de loi de la députée Valérie Boyer visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi. En France, deux génocides sont reconnus légalement : la Shoah et le génocide des Arméniens. Le négationnisme de la Shoah fait déjà l’objet d’une pénalisation à travers la loi Gayssot ; en revanche ceux qui contestaient l’existence ou qui minimisaient la portée d’un génocide qui a fait un million et demi de morts entre 1915 et 1917 restaient impunis.
Ce qui est particulièrement révoltant dans le cas d’espèce, c’est le négationnisme d’Etat que pratique la Turquie, pays dont le régime Jeune-Turc a programmé et organisé ce génocide, et qui se refuse à reconnaître les fautes du passé, ainsi que l’a fait l’Allemagne à l’égard du régime national-socialiste. C’est une raison supplémentaire de se réjouir de l’initiative du Parlement français qui, pratiquement tous partis confondus, a estimé nécessaire par cette loi anti-négationniste, de protéger les Français d’origine arménienne.
Mais voilà : en France la communauté d’origine arménienne est estimée à quelque 400 000 personnes, pour une population d’origine turque quasi comparable En Belgique, 150 000 personnes se réclament d’ascendants turcs, alors que la communauté arménienne ne dépasse guère les 10 000 individus. Ceci expliquerait-il cela ? En d’autres termes, si en Belgique les propositions de loi (dont celle de l’auteur de cet article) visant la pénalisation du génocide des Arméniens - entre autres - n’ont pas connu d’issue favorable, ne serait-ce pas parce que certains partis on fait passer leurs intérêts électoraux à court terme avant la défense des principes dont ils se revendiquent ? Poser la question, c’est hélas y répondre.
N’est-il pas temps d’appeler à un sursaut éthique l’ensemble des forces démocratiques de ce pays afin qu’en 2015 la commémoration du centième anniversaire du début du génocide des Arméniens se déroule dans une Belgique qui aura décidé que la loi punit ceux qui, sur le territoire national, nient, minimisent grossièrement, cherchent à justifier ou approuvent le génocide commis par le régime Jeune-Turc ottoman pendant la Première Guerre mondiale dans une perspective de discrimination, d’incitation à la haine, ou de dénigrement à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur nationalité, de leur prétendue race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ?
Faut-il le redire, il ne s’agit pas, en réclamant le vote d’une loi punissant la négation de tel ou tel génocide, de demander aux parlementaires d’écrire, de réécrire, voire de qualifier l’histoire : car tel est le rôle des historiens. Par le vote d’une telle loi, il est seulement demandé au pouvoir législatif de faire œuvre de justice, de vérité et d’honneur. La légitimité du Parlement à se saisir de la pénalisation du négationnisme d’un génocide réside dans notre responsabilité à réussir l’intégration des Belges et des étrangers provenant de pays où s’est déroulé un génocide, et d’assurer la paix civile dans notre pays.
Du reste, la Belgique se doit de respecter des engagements internationaux pris en la matière. Le gouvernement a naguère adopté deux dispositions dont le contenu n’a toujours pas été transposé en droit belge : le protocole additionnel à la convention de 2003 du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité, qui prévoit en son article 6 que soient érigées en infractions pénales la négation, la minimisation grossière, l’approbation ou la justification du génocide ou des crimes contre l’humanité ; et la décision-cadre du conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.
La Belgique, a, rappelons-le, a déjà légiféré en la matière, par la loi du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Il convient maintenant d’étendre les dispositions de cette loi aux génocides dont la négation trouble concrètement la paix civile en Belgique : le génocide arménien commis lors de la Première Guerre mondiale et le génocide rwandais de 1994.
Pourquoi, se demandera-t-on, les auteurs de la proposition de loi non aboutie de 2006 avaient-ils cité nommément ces deux génocides (sans exclure malheureusement des génocides futurs) ? Parce que, objectivement, des groupes de nos compatriotes sont harcelés, insultés, voire agressés physiquement sur le territoire de la Belgique car faisant partie des survivants ou des descendants d’autres survivants des trois génocides cités. Ils forment des communautés identifiables et qui se considèrent telles. Il y a en conséquence, pour le législateur, la nécessité d’assurer que chaque citoyen du pays puisse vivre en sûreté, cette sûreté étant précisément compromise par de fréquents épisodes de violence à divers niveaux qui ont troublé et troublent la paix civile en Belgique.
Le débat politique autour de la sanction pénale du négationnisme est donc loin d’être clos. Il ne le sera qu’en légiférant, car tel est le rôle de la puissance publique qu’elle doit assurer à tous les citoyens d’un pays la garantie de la paix civile et aux victimes d’un génocide et à leurs descendants le témoignage de la reconnaissance nationale. Ces deux missions de la puissance publique ne sont pas seulement nécessaires, elles sont fondamentales. Car, comme disait Hobbes, rien n’est pire que la guerre civile. Et l’on ne doit pas rappeler combien la reconnaissance est pour chaque individu un bien précieux : en témoigne la satisfaction presque universelle devant les honneurs reçus. A fortiori, la reconnaissance d’un statut de victime a la vertu, non de soulager la douleur, mais de l’apaiser en la déclarant telle.
Un combat inachevé : le doute n’est pas permis à cet égard. Mais, comme toujours en politique, les idées progressent, et le temps de leur maturation varie. Ce qui est certain, c’est que soudain, au terme de ce cheminement des idées dont personne n’a pu prévoir la durée précise, la conclusion s’impose. En Belgique, tôt ou tard, la sanction du négationnisme des génocides sera partie intégrante de la loi pénale. La seule question n’est pas "si", mais "quand" : la seule question est de savoir à quel moment la politique renoncera à l’électoralisme pour assumer sa vraie mission de garante de la paix civile.
François Roelants du Vivier
Sénateur honoraire
Auteur de la proposition de loi tendant à réprimer la négation, la minimalisation, la justification ou l’approbation d’un crime de génocide ou d’un crime contre l’humanité, déposée au Sénat le 23 mars 2006