Le communiqué de Reporters Sans Frontières
Reporters sans frontières est abasourdie par les verdicts prononcés le 17 janvier 2012, à l’issue de la 25e audience du procès des assassins présumés du journaliste Hrant Dink.
« Prononcer un verdict à ce stade de l’enquête était déjà inacceptable. Mais les décisions du tribunal sont absolument scandaleuses, a déclaré l’organisation. En réduisant cet assassinat à l’oeuvre d’un petit groupe fanatisé, la justice ne fait qu’obéir à un réflexe de protection de l’Etat, dont la responsabilité a pourtant été établie par toutes les enquêtes indépendantes. »
« Les juges se trompent s’ils pensent pouvoir ainsi désamorcer la charge politique de cette affaire et faire l’économie d’une mise en cause de l’Etat profond. L’onde de choc produite par l’assassinat de Hrant Dink dans la société turque les poursuivra jusqu’à ce qu’ils acceptent enfin de faire leur travail. »
Selon la 14e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, l’assassinat du journaliste turc arménien n’est pas l’œuvre d’une organisation terroriste et n’a aucun lien avec des éléments de l’Etat. Le crime aurait été commandité par le seul Yasin Hayal, avant d’être exécuté par le jeune tireur Ogün Samast.
La décision du tribunal et son raisonnement juridique seront publiés dans un mois. Les avocats de la famille Dink et le procureur Hikmet Usta ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire appel. La cour de cassation devrait statuer dans un an.
Yasin Hayal paie pour tous mais pourrait être remis en liberté provisoire
Le commanditaire présumé Yasin Hayal a été condamné à la prison à vie, peine à laquelle s’ajoutent une condamnation à 3 mois de prison pour avoir menacé le Prix Nobel Orhan Pamuk, et à un an de prison et 600 livres turques d’amende pour « possession illégale d’arme à feu ».
En dépit de ces condamnations, il pourrait être remis en liberté provisoire en attendant la confirmation de sa peine par la cour de cassation. En effet, Yasin Hayal a été incarcéré le 24 janvier 2007, et l’article 102 du code des procédures pénales (CMK) stipule qu’« un détenu de droit commun ne peut être maintenu en détention préventive plus de 5 ans ». Selon certains avocats, le tireur Ogün Samast, condamné à 22 ans de prison dans un procès séparé, pourrait aussi en bénéficier.
Le second commanditaire présumé, Erhan Tuncel, a été remis en liberté dès cette nuit. Acquitté dans ce dossier, il est condamné à 10 ans et 6 mois de prison pour un attentat perpétré dans un restaurant MacDonalds de Trabzon (Nord-Ouest), qui avait blessé six personnes en 2004. Mais la cour a tenu compte des cinq ans qu’il vient de passer en détention provisoire et ordonné sa libération en attendant la confirmation du verdict en appel.
« Il ne s’agit évidemment pas de contester la limitation légale de la durée des détentions provisoires. Mais les innombrables obstacles dressés par les forces de l’ordre dans le déroulement de cette enquête, la lenteur exaspérante de la justice, expliquent pour une grande part le peu de résultats obtenus en cinq ans. D’autre part, force est de constater l’inégalité de traitements entre les assassins présumés d’un symbole de réconciliation nationale, et des journalistes croupissant toujours en prison pour avoir couvert une manifestation ou critiqué les autorités », a poursuivi Reporters sans frontières.
Les charges d’« appartenance à une organisation terroriste » ont été levées contre Yasin Hayal, Erhan Tuncel, Ersin Yolcu, Ahmet Iskender, Zeynel Abidin Yavuz, Mustafa Öztürk et Tuncay Uzundal. Les trois derniers ont été blanchis de l’accusation de « complicité d’homicide prémédité ». Les prévenus Alper Esirgemez, Irfan Özkan, Osman Alpay, Erbil Susaman, Numan Sisman, Senol Akduman, Veysel Toprak, Salih Hacisalihoglu, Yasar Cihan et Halis Egemen ont été acquittés des charges de « collaboration avec une organisation terroriste ».
Ersin Yolcu et Ahmet Iskender ont été condamnés à 12 ans et 6 mois de prison chacun pour avoir aidé le tireur à réaliser le crime. La cour, qui s’était d’abord prononcée pour la perpétuité, a ensuite réduit leurs peines pour « bon comportement ». Iskender, propriétaire de la papèterie de Trabzon où était cachée l’arme du crime, a en outre été condamné à un an et 500 livres turques d’amende pour « possession illégale d’arme à feu ». Salih Hacisalihoglu a quant à lui été condamné à 2 mois et 500 livres turques pour « possession illégale de projectiles d’arme à feu ».
L’avocat Ismail Cem Halavurt a souligné que les acquittements prononcés par la cour d’assises d’Istanbul augurent mal du procès auquel Ogün Samast fait face actuellement pour « appartenance à une organisation terroriste », dans la mesure où l’existence de cette dernière n’a pas été établie.
Indignation massive
A l’annonce du verdict, la salle a empêché l’interpellation d’une observatrice qui avait crié au juge Rüstem Eryilmaz : « Brûlez vos robes ! Nous n’attendions de vous que la justice ! »
Très bouleversée, l’avocate de la famille Dink, Fethiye Cetin, a dénoncé une parodie de justice : « Ce procès n’a pas encore pris fin. Ce qui s’est terminé, c’est une comédie. Pour les amis de Hrant, le procès vient juste de commencer ».
A l’issue de l’audience, des centaines de personnes, journalistes et défenseurs des droits de l’homme, ont marché du palais de justice de Besiktas aux bureaux de l’hebdomadaire Agos, fondé par Hrant Dink.
Reporters sans frontières se joint aux amis du journaliste assassiné, qui appellent à manifester sur la place Taksim d’Istanbul à l’occasion du cinquième anniversaire de sa mort, le 19 janvier. « Plus que jamais, il faut dénoncer haut et fort une justice incapable de mettre en lumière l’aspect organisé du crime et ses complicités au sein de l’appareil d’Etat. Nous le répétons, le parquet a désormais une responsabilité majeure : alors qu’il poursuit son enquête, il doit impérativement s’assurer que tous les éléments seront pris en compte et susciter l’ouverture d’un second procès pour faire oublier cette mascarade », a conclu l’organisation.