Par Ara Toranian, directeur des Nouvelles d'Arménie magazine


Quand le sage montre la lune, l'idiot regarde le doigt. N'était le prestige des personnalités qui sont parties à l'assaut de la loi votée le 22 décembre contre le négationnisme, ce proverbe chinois caractériserait assez bien leur comportement.

Tout obnubilés qu'ils sont par la défense des prérogatives de leur corporation, les contempteurs de ce texte s'évertuent à n'y voir que son signifiant : une loi qui a le mauvais goût d'interférer dans leur champ de compétence exclusif, l'histoire. Ils en oublient ce faisant son contenu juridico-politique, c'est-à-dire la situation à laquelle cette initiative renvoie. Le législateur a voulu en l'occurrence faire barrage à un fléau, le négationnisme d'Etat de la Turquie et endiguer ses effets sur le territoire national, en particulier sur une partie de la population française formée par les rescapés du génocide de 1915. On quitte ici le registre de la recherche pour entrer dans celui de la violence politique. Et dans ce domaine, la loi se retrouve hélas en parfaite conformité avec sa vocation première : garantir la paix civile, prévenir les troubles à l'ordre public, protéger les plus faibles.

Au lieu de prétendre comme d'aucuns l'ont écrit en ces pages que cette loi "soviétise l'histoire", pourquoi refuser de voir qu'elle permet à l'inverse de défendre les victimes contre les instrumentalisations totalitaires du passé à des fins nationalistes qui sont elles, bien actuelles ? Les soviets, ou plus exactement les fascistes, ne seraient-ils pas plutôt les dirigeants turcs qui poursuivent les historiens turcs comme Taner Akçam dont les recherches prouvent les mensonges officiels ; ne seraient-ils pas plutôt ceux qui à Ankara embastillent leurs éditeurs, comme Ragip Zarakolu emprisonné depuis le 18 octobre dernier ? Cette loi donne au contraire aux descendants des persécutés pourchassés jusqu'en France par cette même haine qui avaient provoqué l'extermination de leurs parents, la possibilité de protéger au plan légal leur dignité. Elle offre des outils juridiques pour faire face à un négationnisme d'Etat, consubstantiel à l'entreprise génocidaire- le criminel cherchant toujours à cacher le cadavre et à effacer les traces de sa culpabilité.

Cette attitude des autorités turques dont on a pu mesurer le fanatisme à l'occasion du vote du 22 décembre, est d'autant plus dangereuse, qu'elle procède d'une propension à la récidive. Le blocus qu'elles exercent sur l'Arménie ou la violence de leurs pressions sur la France pour l'empêcher de légiférer en la matière témoigne d'une arménophobie névrotique. A cela s'ajoute leur solidarité affichée avec l'allié azerbaïdjanais, en situation de guerre larvée avec l'Arménie. Ainsi les facteurs qui ont conduit au premier génocide du XXe siècle se révèlent-ils toujours en activité. Avec le risque que les mêmes causes demain reproduisent les mêmes effets.

Qui s'en soucie?? Qui fait oeuvre de prévention?? On est dans cette affaire très loin de l'histoire et des considérations philosophiques. On se trouve face à une idéologie génératrice de tensions extrêmes tant au plan régional qu'international. Qu'on ne s'y trompe pas : cette loi renvoie à une actualité immédiate et brûlante. Il ne s'agit pas de dire avec un art consommé de la formule creuse que "l'histoire rassemble quand les mémoires divisent". La division, elle est au coeur des mille et une lâchetés qui mises bout à bout ont débouché sur l'un des plus grands drames humains d'une période plus récente qu'elle n'en a l'air. Et quand on permet que l'histoire s'écrive sous la dictée du bourreau alors que parallèlement on ne laisse aux victimes que la mémoire pour pleurer, on ne fait rien d'autre que légitimer et relancer la machine à tuer. Plus que jamais en ces circonstances c'est la loi qui libère et c'est la liberté qui opprime.

On a multiplié les faux procès contre cette législation. On a dit qu'elle obéissait aux pressions du "lobby arménien", oubliant qu'il s'agit d'un peuple assassiné qui mène depuis presque cent ans dans les différents pays où il a été éparpillé une bataille inégale pour la justice et la vérité. Comment ose-t-on renvoyer dos à dos bourreaux et victimes?? comment peut-on peser au même trébuchet les moyens dérisoires du monde associatif arménien avec les pouvoirs exorbitants de la 16e puissance économique planétaire, pièce maîtresse de l'OTAN?? On a eu le culot de prétendre que les Arméniens recherchaient une "sanctuarisation" dans la République avec un usage abusif du mot " génocide " qui disposerait "d'une aura magique". Mais on s'est bien gardé de rappeler que Raphael Lemkin a précisément inventé ce concept à la lumière des événements de 1915. On s'est complu à répéter dans différents médias que la "France n'est pour rien dans cette affaire". Mais on a veillé à occulter ses interventions permanentes et ses engagements en faveur des victimes tout au long du XIXe et au début du XXe siècle.

Quelle est cette idéologie professée de nos jours par des républicains proclamés qui voudraient que le pays limite son horizon politique au tracé de ses frontières et qui ne lui reconnaît aucune légitimité hors de son pré carré?? N'est-ce pas pourtant la moindre des choses que la France qui n'a pas pu empêcher le génocide, parce qu'elle était elle-même en guerre à l'époque, s'emploie au moins à en entraver la négation, aujourd'hui qu'elle est en paix ? N'est-ce pas là une manière d'assumer ses responsabilités "historiques" ?

Enfin et pour conclure, en votant pour la transposition de cette décision-cadre de l'Europe, les députés n'ont en rien interdit le travail des historiens. Ne sera en effet réprimée, à l'appréciation du juge, que la "négation outrancière des génocides reconnus par la loi", à savoir la propagande malveillante et non les études effectuées selon les critères déontologiques de la profession. Pourquoi alors cet acharnement, cette hargne à priver la vérité de tout moyen légal de défense face aux pressions délirantes d'un Etat menaçant qui s'est construit sur la négation du crime et qui a fait de ce déni une priorité de sa politique étrangère?? Cette rage constatée dans différentes prises de position n'est-elle pas révélatrice de la mauvaise conscience de certaines de nos élites franco-françaises, qui enfermée dans leur ethnocentrisme se sont toujours souciés comme d'une guigne du premier génocide du XXe siècle?? Un gotha intellectuel aujourd'hui rattrapé par une histoire globale, en phase avec la mondialisation, et qui ne supporte pas de voir ses manquements étalés au grand jour. Car enfin, si on parle de cette tragédie jusqu'à peu totalement inconnue en France, ce n'est certainement pas grâce aux lobbyistes de "liberté pour l'histoire" venus une fois de plus s'offrir en rempart au négationnisme de l'Etat turc.

28 décembre 2011

LeMonde.Fr