Le 22 décembre 2011, les députés français ont voté la proposition de loi pénalisant la contestation des génocides reconnus par la loi, donc du génocide des Arméniens. Cette initiative parlementaire suscite la polémique en France. Yves Ternon, historien spécialiste des génocides et du négationnisme, et Edouard Jakhian, ancien président du Comité des Arméniens de Belgique, reviennent sur les réactions hostiles à cette loi.
L’adoption par l’Assemblée nationale de la proposition de loi visant à pénaliser la contestation des génocides reconnus par la loi est-elle nécessaire ?
Yves Ternon : L’adoption de cette loi s’impose comme la nécessité de ne pas se contenter d’une déclaration affirmant la réalité du génocide des Arméniens. Il s’agit bien de sanctionner pénalement la négation de ce génocide, car le négationnisme est un corolaire de ce crime. La négation apparaît clairement comme la poursuite du crime de génocide par d’autres moyens. Il est donc tout à fait normal de pénaliser le négationnisme.
Même si la responsabilité de la France n’est pas engagée dans le génocide des Arméniens et que celui-ci a été commis en dehors du territoire français ?
Y. Ternon : La réponse à cette affirmation est double. On parle d’un génocide, donc d’un crime contre l’humanité. Chaque individu sur cette planète est concerné par ce type de crime, sinon on ne comprend rien à la signification du crime contre l’humanité qu’est le génocide. D’autre part, la France est particulièrement concernée, parce que dès le début des événements, en mai 1915, la France, la Grande-Bretagne et la Russie ont envoyé à l’Empire ottoman, par l’intermédiaire des Etats-Unis, une lettre dans laquelle ils envisageaient de punir comme crime contre la civilisation les massacres commis sur les Arméniens. Bien avant le génocide de 1915, Jean Jaurès avait prononcé un très beau discours à l’Assemblée nationale pour dénoncer les massacres d’Arméniens en 1895. « On ne peut pas vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné », s’était écrié ce dirigeant socialiste. Ce n’était pas encore un génocide, mais le propos de Jaurès exprimait la crainte d’un génocide futur. La France est d’autant plus concernée par ce génocide qu’une importante communauté arménienne se trouve sur son territoire.
Quel regard portez-vous sur les réactions hostiles de certains intellectuels français face à l’adoption de cette loi ?
Y. Ternon : Je pense que les membres de l’association Liberté pour l’histoirese sentent légitimement menacés par des lois demandant notamment aux enseignants d’évoquer le rôle positif de la France dans sa présence Outre-Mer, c’est-à-dire son empire colonial. Dans ce cas, cette loi était vraiment liberticide et nous avons été nombreux à nous dresser contre elle. En revanche, les craintes qu’ils expriment contre la pénalisation de la négation du génocide des Arméniens reflètent une frilosité anormale et ils confondent alors deux notions différentes : la liberté des chercheurs qu’il faut en effet défendre d’une part, et les limites à la liberté d’expression d’un citoyen dans la République, d’autre part. L’historien, comme tout autre citoyen, doit respecter les lois relatives à la liberté d’expression. Je pense que cette hostilité repose sur un malentendu. Le problème est que ce malentendu se développe et se répète pour finir en véritable paranoïa à l’égard de la loi pénalisant la négation des génocides reconnus par la France, dont le génocide des Arméniens.
Edouard Jakhian : Il est paradoxal de constater que les adversaires de la pénalisation de la négation des génocides sont généralement les adversaires les plus farouches et déterminés du négationnisme. On peut regretter que la manipulation de la vérité aboutisse à enfermer un génocide dans un débat théorique d’intellectuels et dans une controverse qui flatte ce que Bernard-Henri Lévy appelle un « quarteron d’historiens ». J’ai le sentiment que ces intellectuels, et Pierre Nora en tête, n’ont pas d’autres sujets à débattre aujourd’hui. C’est franco-français à l’état pur : brillant, intelligent et plein de finesse, mais tellement futile et à côté de la plaque. Les opposants à la pénalisation fondent leur attitude sur des arguments qui, pris isolément, sont pertinents, mais ils en font un usage qui, en l’occurrence, ne l’est pas. Le négationnisme d’Etat déployé par la Turquie est un phénomène unique et constitue la particularité du génocide des Arméniens sur laquelle se fracassent les arguments invoqués par les opposants à la loi. Comme le dit à juste titre Yves Ternon, le négationnisme prolonge le génocide et crée volontairement, au bénéfice d’une idéologie, des trous de mémoire.
On a le sentiment que les adversaires à la loi partagent votre analyse du négationnisme, mais estiment que l’adoption d’une loi de ce type est contreproductive. Qu’en pense l’avocat que vous êtes ?
E. Jakhian : Il ne faut pas me rappeler Montesquieu. Je sais bien que si une loi n’est pas nécessaire, il est nécessaire de ne pas la faire. On évolue malheureusement dans un système qui a évacué la loi morale et qui doit la remplacer progressivement par la loi juridique dans tous les domaines. Je le déplore, mais c’est une réalité qu’on ne peut ignorer. On ne peut pas se passer de la loi, car on a fichu à la porte l’éthique et la morale. Par le passé, le délit d’initié n’existait pas. Celui qui le commettait était en principe indigne de son poste et on le renvoyait manu militari. Or, de plus en plus de gens se sont livrés à cette pratique frauduleuse. Il a donc fallu adopter la loi sur le délit d’initié, parce qu’il fallait frapper les consciences. Pour le négationnisme, c’est la même chose. La pénalisation du négationnisme n’est pas contreproductive, car la loi possède une valeur pédagogique incontestable.
Mais les historiens et les enseignants ne sont-ils pas mieux placés pour faire œuvre de pédagogie ?
E. Jakhian : Bien sûr, l’éducation est la voie idéale pour rendre inaudible la parole du négationniste. Mais entre-temps, il ne désarme pas et met toutes ses forces vives pour parachever l’œuvre de destruction. Faut-il laisser faire le négationniste ou, au contraire, comme je le pense fermement, le juger au pénal ? Je sais que la loi pénale n’est qu’un pansement qui ne guérit pas, mais lorsque le négationniste expulse les morts de leur mort et les victimes et leurs descendants de l’Histoire comme de leur histoire, qu’il substitue à la réalité un mensonge, il perpétue le génocide. Il doit être traîné devant la Justice, ce qui est une manière d’éduquer. Non parce que le juge a pour rôle de dire l’Histoire ou de lui faire des injonctions. Mais parce que les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tutsi « sont » ! Ni les négationnistes, ni les juges n’y changeront rien. Le négationniste s’approprie le crime, le manipule et le prolonge à travers des vies multiples et successives. Sa démarche de prédateur détruit la mémoire non seulement de la victime, mais également celle du bourreau. Il fait ainsi l’aveu d’une faute à ce point insupportable qu’il doit la nier. Le juge le condamnera lorsqu’il sera établi qu’il a devant lui un faussaire ou ses adeptes qui se complaisent à le suivre sans discernement.
Comme cette loi ne vise que les génocides reconnus par la loi, celui des Tutsi du Rwanda de 1994 n’entre pas dans le champ d’application de la loi. Ne faudrait-il pas songer à la reconnaissance par la France de ce génocide ?
Y. Ternon : C’est demander beaucoup à la France de faire cela. N’oublions pas qu’elle a sa part de responsabilité dans l’événement et qu’elle ne l’a pas encore reconnu clairement. Je pense qu’il faut modestement se contenter d’étapes successives, d’autant plus qu’un pas important a été franchi dernièrement avec la confirmation par les experts de la culpabilité des extrémistes hutu dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana qui constitue l’élément déclencheur du génocide des Tutsi. Laissons s’écrire l’histoire, mais je demeure convaincu que ce serait de bonne justice d’adopter une loi reconnaissant enfin le génocide de 1994.
E. Jakhian : J’ai peur pour les Tutsi. J’ai peur qu’ils fassent l’expérience des Arméniens face au négationnisme. Ils sont aujourd’hui sur des béquilles et essaient de se reconstruire. Mais comment peut-on faire quand le mensonge s’installe ? Notre société n’a pas encore pris la mesure de la blessure profonde que les négationnistes infligent à l’ordre social. Le traumatisme est à ce point violent chez le survivant et le descendant de la victime que leur rencontre avec le négationniste donne une deuxième vie au génocide et le prolonge. C’est le phénomène que subissent précisément les Arméniens. Non seulement leur génocide a pleinement réussi puisqu’ils ont été dépossédés de leurs terres ancestrales, des marques de leur civilisation trois fois millénaire, de leur état civil -il m’est impossible de reconstituer la généalogie de mes parents-, mais sa réalité leur est volée par le négationnisme d’Etat de la Turquie.
Yves Ternon est historien (docteur en histoire, Université Paris-Sorbonne). Après avoir publié des ouvrages sur la médecine nazie et le génocide des Arméniens, il s’est spécialisé dans l’étude des génocides du 20e siècle, singulièrement dans une perspective comparatiste. Il a également consacré de nombreux travaux à la négation des génocides. Il a publié en 2007 Guerres et génocides au XXe siècle (éd. Odile Jacob).
Edouard Jakhian est avocat. Ancien bâtonnier de l’Ordre francophone du Barreau de Bruxelles et ancien président du Comité des Arméniens de Belgique, il milite depuis les années 1950 pour la reconnaissance du génocide des Arméniens. En 2009, les éditions Larcier ont publié Pourquoi, Caïn ?,le discours prononcé par Edouard Jakhian à l’occasion de la séance solennelle de rentrée judiciaire 1968 de la Conférence du Jeune Barreau et consacré au génocide des Arméniens.