Par Jean-Paul Marthoz, journaliste et essayiste

Jean Daniel est l’un des éditorialistes les plus respectés du journalisme français. Fondateur du Nouvel Observateur, il offre depuis des décennies un regard humaniste et pondéré sur les événements et les évolutions du monde.

Il est étonnant, dès lors, de voir la manière dont il s’est empêtré dans le débat sur le génocide arménien. Dans des articles parus en janvier, Jean Daniel ne s’est pas seulement opposé au vote de la loi pénalisant la négation des génocides, au nom de la « liberté pour l’histoire », mais il a également exprimé des doutes sur « l’intention d’extermination de tout un peuple », imputée aux massacres perpétrés sur l’ordre du gouvernement ottoman lors de la Première Guerre mondiale.

Répondant aux protestations que sa prise de position a déclenchées, le disciple d’Albert Camus, le militant de la paix au Proche-Orient, s’est vivement défendu « d’être insensible à la tragédie des Arméniens ». Certains de ses amis ont d’ailleurs relayé son point de vue sur les lois mémorielles, négligeant, toutefois, l’argument de ceux qui soutiennent, comme l’historien Yves Ternon dans la revue Regards, que « la négation apparaît clairement comme la poursuite du crime de génocide par d’autres moyens ».

Même si telle n’était pas leur intention, les « incertitudes » exprimées par l’éditorialiste du Nouvel Observateur et son appel à créer un « tribunal international » appelé à trancher entre des « hommes politiques et des juristes aussi respectables les uns que les autres » viennent inévitablement conforter le négationnisme officiel d’Ankara et affaiblir ceux qui, en Turquie, osent suggérer voire prononcer le mot interdit.

Certes, l’accusation de génocide est régulièrement instrumentalisée. Certains, en Europe, l’utilisent pour entraver l’adhésion de la Turquie à l’Union. D’autres, notamment au sein de la droite israélienne, s’en servent pour punir Ankara de ses « amitiés palestiniennes ». D’autres encore se définissent au gré de leur affairisme ou de leur électoralisme. Mais très peu de juristes et d’historiens « respectables » contestent sérieusement la réalité du génocide arménien.

Dans son édition du 26 janvier, à côté des explications de son directeur, Le Nouvel Observateur a également donné la parole à Raymond Kévorkian. L’auteur du livre Le Génocide des Arméniens (Odile Jacob, 2006) y rappelle sobrement que les travaux historiques « ont progressivement levé les points d’ombre, ne laissant plus aucun doute sur l’intentionnalité et l’ampleur de ce crime d’Etat ».

Bien sûr, Raymond Kévorkian est d’origine arménienne et, pour certains, cette « identité » pourrait faire peser une suspicion de partialité sur l’intégrité de sa recherche. Toutefois, la qualification génocidaire des « massacres arméniens » n’est pas une position communautariste. Elle est défendue par la plupart des plus grands spécialistes des « massacres de masse », comme Israël Charny, fondateur à Jérusalem de l’Institut de recherche sur l’Holocauste et le génocide, le professeur Bernard Bruneteau, auteur du livre de référence, Le Siècle des génocides (Armand Colin, 2004), ou encore Samantha Power, conseillère du président Obama et lauréate du Prix Pulitzer pour son livre A Problem from Hell, une histoire de la politique des Etats-Unis face aux génocides du XXe siècle.

Faut-il aussi rappeler que le juriste juif polonais Raphaël Lemkin, qui forgea en 1943 le mot « génocide », commença ses recherches avant l’Holocauste, sur base des tueries et des déportations dont furent victimes les Arméniens ? « Le drame arménien apparaît comme l’une des matrices de sa réflexion », écrit Olivier Beauvallet dans Lemkin. Face au génocide (Editions Michalon, 2011). « Ce qui s’est passé en 1915 anticipe les génocides à venir, mais ceux-ci permettent aussi de relire l’événement et d’en mieux comprendre la logique. Rétrospectivement, Lemkin tient ces massacres comme un authentique génocide ».

Le New York Times est arrivé à la même conclusion. Lors des « événements », le journal américain de référence avait dénoncé les massacres. En 1915, il leur avait consacré 145 articles, un tous les trois jours. Le 15 décembre 1915, il titrait même et sans équivoque : « Un million d’Arméniens tués ou en exil – une politique d’extermination. »

En avril 1983, l’un des responsables du Times, Karl E. Meyer, évoqua le génocide arménien, sans guillemets, dans un éditorial intitulé « Mémoire arménienne, amnésie turque », provoquant la colère d’Ankara. Onze ans plus tard, le New York Times précisa sa position dans une note interne adressée à la rédaction. « Après avoir soigneusement étudié les définitions académiques du génocide, nous avons décidé d’accepter ce terme (pour les massacres des Arméniens). Même si nous pouvons évidemment citer les dénégations turques, nous ne devrions pas laisser croire qu’elles ont le même poids que les conclusions des historiens. »

Trois ans avant la commémoration, en avril 2015, du centenaire du génocide et en dépit des ressources considérables qu’elle a consacrées à le nier, la Turquie se retrouve sur la défensive. Des lézardes apparaissent même en son sein : ces dernières années, bravant les milieux ultranationalistes mais aussi des lois liberticides, quelques historiens turcs ont eux aussi conclu à un génocide, rappelant même, comme Taner Aksam, que le fondateur de la Turquie moderne, Kemal Ataturk, s’était indigné de ces tueries, qu’il avait qualifiées d’« acte honteux ».

Plus de 30.000 Turcs ont signé « l’Appel au Pardon » lancé en 2008, qui condamne, sans aller toutefois jusqu’à prononcer le mot tabou, la « Grande catastrophe » subie par les Arméniens ottomans. Quelques milliers de citoyens turcs se sont également engagés dans la campagne contre « l’Etat profond », accusé de protéger les commanditaires de l’assassinat, en janvier 2007, du journaliste turco-arménien Hrant Dink, un partisan résolu de la vérité mais aussi du dialogue et de la réconciliation.

La population turque qui s’est libérée du dogme officiel reste à ce jour très minoritaire, mais c’est elle, pourtant, qui détient les clés d’une véritable démocratisation de la Turquie, car celle-ci passe inévitablement par la création, selon la formule de Vincent Duclert, « d’une nation plurielle, dans laquelle les minorités, qu’elles soient confessionnelles, ethniques ou même sociales, participeraient pleinement, librement, à l’identité turque. »

« La campagne pour la vérité et la justice et le mouvement pour la liberté et la démocratie en Turquie sont et doivent être des objectifs inséparables », insistait récemment l’historien turc dissident Taner Aksam.

A l’image de Pierre Vidal-Naquet, de François Mauriac ou du général de Bollardière, qui sauvèrent « l’âme de la France » en dénonçant dans les années 50 la torture en Algérie, ces démocrates turcs, aujourd’hui menacés et qualifiés de traîtres par les milieux nationalistes, défendent le véritable honneur de leur pays, en s’inspirant de la fameuse phrase de Raphaël Lemkin : « Quand vous agissez au nom de la conscience, vous êtes plus fort qu’aucun gouvernement. »

Le 7 février 2012

Le Soir