Une fois de plus, alors que la pluie était annoncée, le ciel était avec ceux qui, le mardi 24 avril 2012, s’étaient rassemblés à Bruxelles pour commémorer le génocide des Arméniens.

La messe fut célébrée par le R.P. Zadik Avedikian devant une église comble, puis, peu après midi, une longue procession aboutit devant le mémorial de la place Michaux, où se poursuivit le requiem.

Ensuite, le président du Comité des Arméniens de Belgique prononça le discours de circonstance (voir extrait ci-dessous), après avoir remercié l’assistance et tout particulièrement M. Armand Dedecker, Vice-président du Sénat, chargé de représenter Mme Sabine de Béthune, Présidente du Sénat empêchée. Il exprima enfin sa reconnaissance pour leur fidèle soutien aux représentants des victimes des deux autres génocides, en la personne du président d’Ibuka-Belgique, M. Eric Rutayisire, et de celui du Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique (CCOJB), le Professeur Maurice Sosnowski.

L’Ambassadeur d’Arménie en Belgique, M. Avet Adonts, prit ensuite la parole pour souligner à son tour, en anglais et en arménien, l’importance du 24 avril.

Puis, M. Armand Dedecker déposa au pied du monument la couronne barrée du ruban tricolore du Sénat, suivi par la Vice-présidente du Parlement européen, Mme Isabelle Durant et M. Christos Doulkeridis, Secrétaire d’Etat à la Région de Bruxellois-Capitale et Ministre-Président du Gouvernement francophone bruxellois, le président du Comité des Arméniens de Belgique et plusieurs autres représentants d’organisation.

La commémoration a, en outre, été honorée de la présence de : M. Armen Yedigarian, Représentant permanent de l’Arménie à l’OTAN, le Sénateur Jacques Brotchi, le Député Bourgmestre de Jette, M. Hervé Doyen, les Députés Viviane Teitelbaum et Alain Destexhe, Mme Nathalie Gilson, Echevin de la commune d’Ixelles et M. Micha Eisenstorg, Président de l’Union des Déportés Juifs de Belgique, Fils et Filles de la Déportation.

 

Allocution du président du Comité des Arméniens de Belgique

 

"Il ne s’agit pas, aujourd’hui, d’histoire. Non, l’histoire est l’affaire des juges et des historiens. Du reste, à la suite des jugements de 1919, elle a été écrite, avérée et publiée.

Aujourd’hui, est le jour solennel du souvenir et de la mémoire. De la mémoire, nous en avons. Nous en avons tant qu’elle nous fait parfois mal. C’est elle qui nous a sauvés du néant, à défaut d’avoir pu empêcher la destruction des Arméniens de l’empire ottoman. Sans elle nous n’aurions pas eu d’avenir.

Mais si nous avons de la mémoire, elle fait hélas chroniquement défaut à nos concitoyens.

Le 24 avril 1915, les Arméniens ont senti que les nouveaux massacres étaient différents des précédents, en 1909, en 1895 et 96, mais ils n’avaient pas de mot pour les qualifier. Les puissances alliées, elles, ont compris tout de suite et n’ont mis qu’un mois pour publier conjointement leur sommation. Leur doigt était pointé sur la Turquie, oui, la Turquie déjà en 1915 - ce n’était pas une erreur -  et les mots « crime contre l’humanité » étaient lâchés pour la première fois.

Il y eut des procès et le Traité de Sèvres, qui accorda aux Arméniens d’importantes réparations. Mais, bientôt, le couvercle se referma. Il suffit aux nouveaux dirigeants turcs de troquer le fez contre le Borsalino pour que la France, la Grande-Bretagne et quelques autres oublient tout et signent, en 1923, à Lausanne, un traité qui passe l’éponge sur les crimes de la Turquie et accorde aux bourreaux une amnistie générale.

Le traité de Lausanne est une faute, dont on ne mesure pas assez les conséquences désastreuses. En trahissant publiquement les victimes d’un tel crime, d’un crime contre l’humanité, que l’on a dénoncé et commencé à punir, en décrétant l’oubli et en instaurant l’amnésie générale, nos démocraties, en couvrant le monde civilisé de honte, ont volontairement choisi l’irréparable.

La trahison de Lausanne annonçait l’esprit de Munich et le retour du pire, qui était à venir.

Mustafa Kemal, le vaincu de la Grand guerre, était coiffé des lauriers de la victoire, celle du mal sur le bien, celle du crime sur le droit, celle du fascisme sur la  démocratie. Seul contre les grands, Kemal avait ainsi parachevé le génocide en en faisant un crime parfait. Pour son peuple, il devenait un demi-dieu, et pour d’autres, en Italie ou en Allemagne, un modèle.

Hitler veut étendre l’espace vital des Allemands en Pologne, en dépeuplant celle-ci de ses  habitants, comme la Turquie le fit en 1915. Le 22 août 1939, il rencontre les officiers de l’armée prête à l’invasion. Répondant aux scrupules de conscience de ses hommes, il leur dit : « Mais qui se souvient encore de l’anéantissement des Arméniens ? »

Il a raison. Tout a été fait, dès 1923, pour que la mémoire de ce crime soit effacée de la conscience collective. Les cerveaux ont été lavés. La mémoire est perdue. Pourquoi les futurs bourreaux nazis ne bénéficieraient-ils pas de la même impunité ?

Le génocide a fait honte à l’humanité. Est-ce pour cela qu’elle s’empresse de l’oublier ? Est-ce pour cela aussi qu’après le génocide des Juifs, malgré les procès, on n’a pas écouté le témoignage des rescapés ? Est-ce pour cela que, chez nous, on n’a pas vu venir le génocide des Tutsi, alors que nos dirigeants savaient, et pour cause, de quelle haine raciste et de quels pogroms, ils étaient l’objet depuis longtemps ?

Il est grand temps à présent d’écouter cette mémoire car notre pays file un mauvais coton. Nous, Juifs, Tutsi et Arméniens, qui avons de la mémoire, voyons se reproduire les erreurs du passé, des erreurs qui furent autant de prémisses d’une issue crépusculaire.

Alors que notre pays compte trois communautés, de facto on en reconnaît bien d’autres, ce qui ne favorise pas l’intégration. Comme sous l’Empire ottoman, on voit se répandre l’usage de costumes différents selon la religion. Nos dirigeants cherchent à s’accommoder aux particularismes exotiques, alors qu’ils savent pourtant bien que la Force vient de l’Union. Des ghettos se forment même sur le territoire national, où les langues nationales ne pénètrent plus guère, mais où, en revanche, des ambassades étrangères de pays prétendument amis trouvent un bon terreau.

Comment s’étonner dans ces conditions, que, dans notre pays, non seulement, on continue à donner du « Monsieur le Ministre » à un négationniste, mais qu’en outre le culte musulman, organisé par l’Etat, se soit donné un imam négationniste pour président et porte-parole ?

Comment s’étonner aussi de la montée de l’antisémitisme, dont la contagion atteint à présent le cercle du pouvoir ?

Comment s’étonner enfin que l’on ait donné asile chez nous à des criminels ayant pris part au génocide des Tutsi et qu’aujourd’hui encore on les laisse terroriser impunément ceux qui ont sans doute eu le tort de leur échapper en 1994 ?

L’Etat serait-il impuissant ? Non, car il se dit prêt à partir en croisade contre les « petites incivilités ». Les « petites incivilités »…

A quoi servirait-il de s’en prendre à d’innombrables peccadilles, alors que l’on feint d’ignorer des atteintes graves à l’Ordre public ? Oublie-t-on la leçon de Lausanne, en 1923, et de Munich, en 1938 ?  Rappelons-nous ce qu’en disait Churchill : « Ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix. Ils auront le déshonneur et la guerre».

En ce jour du souvenir des martyrs du premier génocide, écoutons le cri de Justice qui nous parvient et qui grandit sans cesse. La loi de Moïse – quelle valeur nous est plus chère et plus commune ? – nous le commande : le mal ne peut demeurer au milieu de nous.

Avec leurs sœurs et frères Juifs et Tutsi, les Arméniens sont porteurs d’une mémoire qui peut sauver le monde, car ils ont vécu l’envers de l’Humanité.  Ensemble, ils le demandent sans relâche :

- Qu’il soit mis fin à l’impunité des génocidaires Hutus, qui courent encore librement nos rues et terrorisent les rescapés du génocide de 1994,

- Que l’histoire des trois génocides soit enseignée dans nos écoles, afin que celles-ci puissent former de bons citoyens,

- Que le racisme et l’antisémitisme soient châtiés,

- Et que le négationnisme soit réprimé par la loi, qu’il s’en prenne aux Juifs, aux Tutsi ou aux Arméniens."