Par Séta Papazian
Afin de financer sa dette, le gouvernement hongrois aurait choisi de vendre des obligations d'Etat à Bakou pour un montant de l'ordre de 2 à 3 milliards d'euros. La générosité de l'Azerbaïdjan à l'égard de la dette hongroise a d’ores et déjà eu une contrepartie : Ramil Safarov, militaire azéri qui purgeait à Budapest une peine de prison à perpétuité pour l'assassinat d'un collègue arménien de l'OTAN, vient de bénéficier d'une soudaine mansuétude de la justice hongroise et a été remis aux autorités azerbaïdjanaises.
Ce qui aurait pu n'être qu'une simple mesure de transfèrement d'une personne condamnée, a souligné la véritable nature du régime azéri : arrivé le vendredi 31 août 2012 à Bakou où il devait purger le reste de sa peine, l'assassin a été accueilli comme une légende vivante et immédiatement gracié par le président de l'Azerbaïdjan Ilham Aliev. Promu au grade de commandant, il s'est vu offrir un appartement et huit années de salaire.
Ce traitement royal est amplement mérité du point de vue azéri : le 19 février 2004, dans la capitale hongroise, Ramil Safarov avait "courageusement" décapité l'officier arménien Gourguen Markarian durant son sommeil, à l'occasion d'un séminaire de formation de l'OTAN intitulé... 'Partenariat pour la paix'.
L'autopsie a conclu que Safarov avait frappé à seize reprises la tête du lieutenant Markarian avec une hache, la détachant presque du corps. L'Arménien a également été poignardé plusieurs fois à la poitrine. Selon la police hongroise, l'assassinat avait été perpétré « avec une cruauté inhabituelle ».
« Tuer un Arménien est un soulagement »
Le criminel avait reconnu les faits et annoncé avoir également tenté d'exécuter un autre militaire arménien, Hayk Makuchyan. Il a dit regretter n'avoir pas réussi à tuer « tous les Arméniens » et a déclaré haïr tellement les Arméniens que tuer l'un d'entre eux constituait « un soulagement ».
Condamné le 13 avril 2006 par la Cour d'assises de Budapest à la prison à vie avec une peine incompressible de 30 ans, Ramil Safarov a acquis - du fait de son geste pourtant monstrueux - une stature de héros national en Azerbaïdjan. En 2006, il s’était vu nommer « homme de l'année » en récompense de « ses efforts dans la protection de l'Etat et des intérêts nationaux ».
Cette distinction émanait du parti national-démocratique (équivalent du groupuscule fasciste des Loups Gris de Turquie) et de l'ancien ministre de l'Intérieur azéri, İsgandar Hamidov qui avait déclaré : « Je me moque de savoir dans quelles circonstances Safarov a tué l'officier arménien. Plus les Azéris tueront d'Arméniens, moins d'Arméniens il restera. Si chaque soldat azéri avait tué un Arménien, la guerre se serait terminé avec la victoire de l'Azerbaïdjan ».
OTAN en emporte le crime
La grâce accordée par Ilham Aliev est un signal fort envoyé à la jeunesse turco-azérie : tuez un Arménien, de préférence dans son sommeil, et vous serez adulé, récompensé, encensé, canonisé. Et les diplomaties occidentales n’y trouveront rien à redire. Ou pas grand-chose.
La libération de Safarov et les mesures accompagnant son retour, authentiques glorifications d'un crime raciste, ont du moins suscité, dans un bel élan compassionnel, la profonde « préoccupation » de Barack Obama, des coprésidents du Groupe de Minsk, de la Russie, du secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen et de la France.
Tout en notifiant qu'elle se sentait (quand même !) « concernée » par la grâce illégale dont a bénéficié Ramil Safarov, l'Union européenne a, quant à elle, renvoyé dos à dos assassins et victimes en appelant « Bakou et Erevan à la retenue ».
On le voit, la dénonciation des délits azéris a des limites fixées par le cours du brut.
Si la soumission de la Hongrie à la dictature financière de l'Azerbaïdjan - pétro-Etat très courtisé, dirigé par une famille de prédateurs - peut inquiéter à juste titre, elle n'étonne cependant point : Budapest ne fait que s'aligner sur la Real Politik ambiante qui - de l'Union européenne aux Etats-Unis - contribue à laisser libre cours aux idéologies racistes et haineuses d'Etats voyous, pour peu que ces derniers disposent du sésame que représente l'or noir ou qu’ils tiennent un emplacement de choix sur l’échiquier géopolitique.
Pétrodollars, Etats voyous et haine de l’autre
En matière de haine anti-arménienne, Ramil Safarov a été à bonne école. De 1992 à 1996, le jeune Azéri a étudié en Turquie où l'insulte la plus grossière est « bâtard d'Arménien » et où l'histoire occultée du génocide arménien est l'un des tabous fondateurs du nationalisme turc. Le futur assassin a poursuivi ses études à l'école secondaire militaire de Maltepe à Izmir puis à l'Académie militaire turque où il a obtenu son diplôme en 2000, avant de retourner chez lui en Azerbaïdjan.
L'Azerbaïdjan - dont les pétrodollars et les gisements de gaz font oublier les graves manquements à la démocratie, les terribles pogroms anti-arméniens de 1988 à 1992 et les velléités belliqueuses visant chaque jour les Arméniens d'Arménie ou du Haut-Karabagh - a instauré la haine de l'Arménien comme référence nationale suprême. En butte à cette hystérie, l'Arménie s'est vue contrainte de renoncer à participer au concours de l'Eurovision en mai 2012 à Bakou, le président d'Azerbaïdjan ayant déclaré que « l'ennemi numéro un pour l'Azerbaïdjan, ce sont les Arméniens dans le monde entier ».
La Hongrie, quant à elle, file un mauvais coton. Membre de l'Union européenne depuis le 1er mai 2004, du Conseil de l'Europe, de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), de l'Organisation mondiale du commerce, et de l'Organisation des Nations unies, elle semble courir, depuis l'arrivée au pouvoir en 2010 de Viktor Orbán, leader de la droite nationaliste, après ses fantômes nazis.
Faisant suite à la discrimination visant les Roms de Hongrie et à la réhabilitation de l'amiral hongrois Horthy, allié de Hitler, la « cession » (rémunérée ?) d'un meurtrier inspiré par les théories génocidaires de la Turquie et de l'Azerbaïdjan, jette une ombre supplémentaire sur la politique menée par le gouvernement populiste siégeant à Budapest.
L'affaire cause d'ailleurs un grand émoi dans le pays où une manifestation a rassemblé le 4 septembre devant le Parlement, des milliers de Hongrois désireux de se distancier de cette décision honteuse. Un groupe Facebook, intitulé « Hey Armenia, sorry about our Prime Minister », s'est créé le 1er septembre et rassemble déjà 12 367 membres à ce jour. Selon le parti d'opposition DK - qui a demandé la démission du ministre de la Justice hongrois Tibor Navracsics - le gouvernement a « vendu l'honneur de la Hongrie dans l'espoir d'un prêt azéri ». Lequel gouvernement cherche à se dédouaner de la libération avant terme de Safarov et a adressé, pour faire bonne figure, une note officielle de protestation à l'ambassadeur d'Azerbaïdjan.
La responsabilité de l'OTAN et des instances internationales
Au grand jeu de la patate chaude, rien ne saurait cependant amoindrir la responsabilité de l'OTAN et de toutes les institutions internationales auxquelles adhèrent la Hongrie et l'Azerbaïdjan.
Un crime odieux a été commis dans le cadre de l'Alliance atlantique. Son auteur, qui regrette seulement de n'avoir pas fait plus de victimes arméniennes, a bénéficié d'une disposition prévue par la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées du Conseil de l'Europe, signée à Strasbourg le 21 mars 1983, alors que tous les signaux indiquaient qu'il serait libéré à son retour à Bakou.
Le lieutenant arménien Gourguen Markarian aurait eu 34 ans le 26 septembre prochain. L'histoire ne dit pas si le cours d'anglais dispensé par l'OTAN - et auquel il participait aux côtés de son assassin - s'intitulait « To kill or not to kill an Armenian ». Mais une absence de sanctions fermes au niveau international reviendrait de facto - pour l'OTAN et l'Union européenne - à endosser la politique de pays qui érigent la haine de l'autre en credo étatique.
« Je massacre, donc je suis » : c'est ainsi que le dissident soviétique Joseph Brodsky, Prix Nobel de Littérature, définissait la politique turque et turque-azérie à l'encontre des Arméniens. Alors que d'aucuns - et non des moindres - utilisent des arguments spécieux pour enterrer dans les poubelles de l'Histoire le génocide arménien de 1915, l'affaire Safarov vient rappeler à tous les amnésiques, la permanence d'une idéologie pan-turquiste visant à l'extermination des Arméniens, idéologie qui se nourrit d'un négationnisme permanent, vecteur de haine raciste en France, mais surtout en Azerbaïdjan et en Turquie.
C'est d'ailleurs en Turquie, qu’en février 2012 une manifestation avait été organisée par le ministre de l'Intérieur Idris Sahin et le préfet d'Istanbul Husayin Avni Mutlu, en soutien aux Turcs Azéris « victimes de génocide » (sic !) de la part des Arméniens.
Des slogans tels que « L'Arménie doit disparaître », « Dent pour dent, sang pour sang, la vengeance, la vengeance », « Vous êtes tous des Arméniens, vous êtes tous des bâtards », avaient fait frémir les Arméniens d’Istanbul et du monde entier.
« La violence des slogans et la ferveur nationaliste sont terrifiants. C'est une horrible image de la Turquie », avait déclaré sur Twitter, Guillaume Perrier, correspondant du quotidien Le Monde, en titrant « Les braises de 1915 brûlent toujours ».
Nul besoin d'être un devin pour affirmer qu'elles continueront à brûler encore longtemps.
Tant que la politique désertera le champ de la civilité et le cadre d'une société organisée et développée, tant qu'elle sera exclusivement mise au service d'intérêts économiques et financiers, tant que des compromissions diverses et des collusions préoccupantes guideront le choix des Etats et de leurs affidés, l'Histoire continuera à bégayer : des Ramil Safarov se lèveront en toute impunité pour accomplir l'innommable, et détruire « ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». (Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide).
7 septembre 2012
Séta Papazian, Président du Collectif VAN