Par  Séta Papazian, présidente du Collectif VAN

Des élections communales et provinciales ont lieu en Belgique ce dimanche 14 octobre 2012. L'atmosphère est délétère et l'on observe dans cette campagne des intrusions de racisme et d'antisémitisme comme le démontre l'affaire d'un tract qui vient de défrayer la chronique.

Ce tract distribué sous forme de carte postale en langue turque dans de nombreuses boîtes aux lettres de la commune [de Schaerbeek] constitue "un véritable appel à la haine du juif". Qualifiant Yves Goldstein, le second de la liste PS, de "juif et de sioniste actif", le texte annonce: "Toutes les voix données au PS permettront de mettre à la tête de notre commune un ennemi de notre religion et nation". La tête de liste PS à Schaerbeek, Laurette Onkelinx a annoncé lundi 8 octobre le dépôt d'une plainte contre X ainsi que d'une autre auprès du Centre pour l'égalité des chances, pour incitation à la haine raciale à l'encontre du second de la liste socialiste, Yves Goldstein.

Fort bien. Mais n'est-il pas trop tard pour s'inquiéter de ces dérives nauséabondes? Le Parti socialiste, le CDH-MR (Centre Démocrate Humaniste et Mouvement Réformateur) et le FDF (Fédéralistes démocrates francophones) ont favorisé depuis 2004 l'entrisme de l'extrême-droite turque dans le paysage politique belge, en méprisant tous les appels à la prudence émanant d'observateurs bien avertis.

Si les attaques en langue turque contre "le mensonge du génocide arménien" sont monnaie courante lors des campagnes électorales locales en Belgique (sans que les autorités ne s'en émeuvent), ce tract indigne constitue une étape décisive et prouve que les digues ont lâché.

Pour notre part, nous n'hésiterons pas à mettre en cause l'absence d'éthique des partis traditionnels belges eux-mêmes qui ferment les yeux sur la moralité des candidats allochtones [1] pour peu que ces derniers leur apportent les voix de leur communauté d'origine. C'est d'ailleurs ce que souligne l'édition du journal Le Soir du 6 octobre qui s'inquiète en ces termes: "La pression identitaire ne l'emportera-t-elle pas sur l'adhésion partisane? S'ajoutent à cela des dimensions non moins interpellantes puisqu'elles touchent au négationnisme des génocides du XXe siècle. Nombre de candidats d'origine turque adoptent une posture plus qu'ambiguë par rapport au génocide arménien et il faut souvent passer par les médias turcs pour connaître leur point de vue."

Des sympathisants de l'extrême-droite turque au PS

Collusions, compromissions, accords contre-nature: comment expliquer que des hommes et des femmes politiques -qui flirtent (et c'est un euphémisme) avec l'extrême-droite turque- soient représentés sur la presque totalité du spectre politique belge, allant du Parti Socialiste au centre droit et à la droite? S'ils affichent dans la sphère francophone un discours basé sur les valeurs du "vivre ensemble", ces futurs élus (dont certains sont déjà en fonction depuis 2004) tiennent dans leur communauté d'origine des propos diamétralement opposés, s'alignant sur les mots d'ordre d'un nationalisme turc pur et dur.

Ces candidats panturcs, dont il est malgré tout aisé de débusquer les valeurs réelles et les relations douteuses, acquièrent dans les partis démocratiques belges une autorité préoccupante: pour preuve, les principales organisations politiques du plat pays ont peu à peu capitulé en rase campagne sur la question morale de la reconnaissance du génocide arménien. Et c'est loin d'être anecdotique.

Car le panturquisme est la doctrine ultra-nationaliste qui a conduit à l'extermination planifiée de la minorité arménienne (et des autres minorités chrétiennes) de l'Empire ottoman en 1915. Ce nationalisme forcené se pare depuis des décennies d'un négationnisme non moins virulent, visant à contrer toutes les reconnaissances internationales du génocide arménien. Que ce soit en Turquie ou au sein de l'immigration turque, le nationalisme est encore de nos jours le principal moteur d'une société hélas majoritairement éduquée dans la haine de l'autre (Arménien, juif, et Kurde principalement) et dans la paranoïa du complot mondial contre la Turquie. L'antisémitisme trouve tout naturellement sa place dans le champ de ces replis communautaires inquiétants.

La diffusion de l'idéologie panturque et la présence en Belgique de l'extrême droite turque ne datent pas d'hier. En témoigne cet article paru dans le périodique progressiste turc Info Türk en mai 1979 qui dénonce en pages 6 à 9 l'implantation des Loups Gris et la création en avril 1978, du groupe fasciste Büyük Ülkü Derneği (Association du grand idéal) à Bruxelles.

Mais l'entrisme de l'extrême-droite turque dans les partis dits démocratiques est un phénomène plus récent -très exactement depuis que le droit de vote a été accordé aux citoyens non européens en 2004- et pose problème.

La dérive électoraliste des partis traditionnels

Disons les choses clairement: est-il normal que les responsables politiques belges se montrent plus conciliants envers l'extrême-droite allochtone [1] qu'ils ne le sont envers l'extrême-droite européenne?

C'est pourtant ce qui se passe. Les milieux politiques se doivent d'affronter cette contradiction au plus vite car leur passivité encourage certains milieux à faire des amalgames malsains. Surfant sur ce créneau qu'ils estiment porteur, les populistes ont beau jeu de dénoncer l'implication dans la vie politique de toutes les personnalités issues de l'immigration et -ce faisant- de laisser libre cours à leurs penchants xénophobes pour exacerber les tensions.

Autre danger: la dérive électoraliste des partis traditionnels marginalise les jeunes (et moins jeunes) progressistes issus de la communauté turque. Minoritaires, ceux-ci aimeraient pourtant pouvoir afficher au grand-jour leur position humaniste reconnaissant le génocide arménien et condamnant le négationnisme de l'Etat turc. Mais le crédit accordé, aussi bien par le PS que par la droite ou le centre, à des personnalités de l'extrême-droite turque, est une atteinte à leur sécurité et étouffe dans l'œuf toute possibilité d'éclosion d'une société civile turque libérée des fantômes du passé.

Les rares acteurs d'une parole turque délivrée du tabou du génocide arménien sont contraints de faire profil bas: désignés à la vindicte populaire comme "traîtres" à la nation turque, ils sont menacés de mort et préfèrent se mettre en retrait pour protéger leurs proches. Seul Dogan Özgüden, rédacteur en chef d'Info-Türk, résiste encore.

Pour sa part, Mehmet Koksal, journaliste turco-belge qui animait l'excellent blog Humeur allochtone, a dû jeter l'éponge en octobre 2007. Il avait été violemment tabassé lors des émeutes organisées peu avant par l'extrême-droite turque contre les Kurdes et les Arméniens de Bruxelles. Koksal dénonçait également les alliances des partis belges avec les représentants -pourtant infréquentables- de sa communauté d'origine: inutile de préciser que l'arrêt de ses tribunes incendiaires soulagea le landernau bruxellois qui peut, depuis, fouler aux pieds les valeurs européennes sans craindre d'anathème.

Si l'on n'y prend garde, le "laboratoire" belge, avec la manipulation électoraliste d'un vote communautaire ethnocentré et crispé, préfigure ce qui se passera en France.

Les jalons sont déjà posés si l'on s'en réfère à certains exemples récents parmi lesquels la problématique intervention du candidat PS Jack Lang, à Saint-Dié lors des législatives de juin 2012, ou encore la proximité avec le mouvement extrémiste des Loups Gris, affichée sans complexes par Fadime (Ersan) Erdugrul-Tastan, adjointe MoDem au maire d'Hérouville (Normandie) le 9 décembre 2011 à Nantes [2].

Pour que la politique ait encore du sens, il serait temps de revoir ses principes fondateurs.

12 octobre 2012

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[1] Le terme "allochtone" a remplacé en Belgique l'appellation "issu de l'immigration" jugée discriminatoire; mais depuis peu, "allochtone" serait également considéré comme stigmatisant.

[2] Voir les photos de Fadime (Ersan) Erdugrul-Tastan publiées dans un dossier en téléchargement ICI.

Si ce dossier, annoncé comme émanant de la DCRI, n'a pas été authentifié, il n'en reste pas moins que les photos en page 7 représentent bien l'élue concernée.

Liste complète des candidats pour les élections locales belges 2012 (Schaerbeek)

 Le Huffington Post