Par Laurent Leylekian
TURQUIE - L'Etat turc a une conception immodérée de la propriété, en tout cas de la sienne. On se rappelle d'une anecdote bien connue qui illustra cette réalité, le 16 mars 1921, lors du Traité de Moscou entérinant en toute illégalité la soviétisation de l'Arménie entre deux gouvernements alors non reconnus par la communauté internationale, celui de la Turquie kémaliste et celui de la Russie bolchevique.
A cette occasion, le délégué turc Yusuf Kemal s'était plaint de la présence du Mont Ararat -le Fuji Yama des Arméniens échu en territoire turc- sur le blason de la République d'Arménie nouvellement soviétisée. Ce qui lui valut une réplique cinglante de Gueorgui Tchitcherine, le Commissaire du peuple aux Affaires Etrangères: "Vous avez bien un croissant de lune sur votre drapeau. Et pourtant, la Lune ne vous appartient pas!".
Il faut croire que la Turquie a renoué avec cette arrogance en matière de relations internationales, notamment puisqu'elle se lance désormais dans une politique agressive de revendications concernant les trésors archéologiques naguère découverts sur son actuel territoire.
Depuis peu donc, Ankara s'est persuadé que des pièces détenues par divers musée occidentaux lui reviendraient en droit. C'est ainsi que le Ministère turc de la Culture a très officiellement demandé, et obtenu, la "restitution" du sphinx hittite de Hatusa détenu par Berlin depuis 1934 ou d'un buste d'Hercule que possédait le musée d'Art de Boston. Dans le cas allemand, il est tout à fait notable que la Turquie soit parvenue à ses fins en menaçant de fermeture les fouilles opérées par les archéologues allemands depuis les années 70.
"Tout est à nous!"
Ceci dit, le chantage de marche pas toujours: au début de cette année, le British Museum a préféré mettre un terme à des projets d'exposition nécessitant le prêt de pièces venues de Turquie plutôt que de "restituer", comme le voulaient préalablement les Turcs, une statue de la période séleucide.
Plus récemment encore, Ankara s'est vu poliment, mais fermement, opposer par la France une convention internationale de l'Unesco pour refuser le retour en Turquie de faïences d'Iznik et de Kütahya; des pièces qui, au demeurant, furent souvent l'œuvre d'artisans grecs et arméniens dont on sait quel sort amène leur réserva la Turquie.
Ceux qui sont un peu au fait de la politique présente et passé de la Turquie concernant le patrimoine culturel et archéologique présent sur son territoire souriront avec amertume. Car si, tout au long du 19e et au début du 20e siècle, ces pièces n'avaient pas fait l'objet de mesure de sauvegarde par les grands musées occidentaux, il y a fort à parier qu'il n'en resterait aujourd'hui que des ruines.
C'est en effet avec un acharnement particulier que l'Empire ottoman finissant et la république turque naissante se sont employés à détruire frénétiquement tout ce qui pouvait rappeler le passé grec et arménien de l'Asie mineure. A cet égard, mais aussi au regard de notre actuel devoir de solidarité européenne avec la Grèce, il y aurait certainement plus de raisons de restituer des pièces séleucides à Athènes qu'à Ankara. Sans parler des Hittites, disparus plus de 1500 ans avant que les Turcs n'apparaissent et que seule une historiographie fantaisiste permet de rattacher à la Turquie.
Ceci dit, cette peu diplomatique diplomatie culturelle pose une vraie question. Car si, comme l'a récemment clamé Radikal, "tout est à nous" du point de vue turc, c'est implicitement que la Turquie se considère sans doute l'Etat successeur de l'Empire ottoman, entité politique qui dirigeait effectivement la région lorsque les pièces en questions furent transférées en Occident.
Des faïences à 100 milliards d'euros?
Et elle a raison car, en vérité, la Turquie actuelle est effectivement l'Etat successeur de l'Empire ottoman et elle est même bien plus: aux termes du Droits international, elle en l'Etat continuateur.
La nuance semble mince mais ses conséquences ne le sont pas: car un Etat continuateur, c'est tout simplement le même Etat, conservant ses droits et ses obligations notamment en matière juridique et financière.
Ainsi donc, si Ankara tient tellement à récupérer les faïences d'Iznik ou les antiques navires grecs du British Museum, il faudrait sans doute qu'elle songe d'abord à honorer ses dettes à l'égard de tous ses voisins, et notamment la fantastique dette de vingt milliards de franc-or de 1914 qu'elle est censée devoir à l'Arménie aux termes d'une estimation faite en 1919 pour indemniser la nation arménienne, et des dommages de guerre, et surtout des irréparables dommages humains et matériel dont la Turquie se rendit coupable par le génocide.
Sans même parler des implications politiques que constituerait pour la Turquie la reconnaissance du fait qu'elle est l'Etat continuateur de l'Empire ottoman, cette dette réactualisée se monterait aujourd'hui à plusieurs centaines de milliards d'euros.
Rappelons pour mémoire que le coup de force des Soviets, consistant à annuler purement et simplement les créances tsaristes -les fameux emprunts russes- ne fut jamais accepté par l'Occident et qu'aux termes d'une remarquable persévérance, la France réussit à arracher quatre cents millions à la Russie dans les années 90, sans d'ailleurs que ceci n'éteigne toute les actions judiciaires.
La Turquie serait donc bien inspirée de prendre ces éléments en considérations avant que de réclamer à la légère des pièces sur lesquelles elle n'a juridiquement, et surtout moralement, aucun droit.
8 décembre 2012