EREVAN, Arménie — Dans l’École Cilicie, récemment ouverte, de cette ancienne république soviétique, les manuels sont en arabe, photocopiés d’un seul exemplaire provenant d’une Syrie déchirée par la guerre. Le programme d’études est syrien, le drapeau sur le bureau du directeur est syrien et les professeurs et les élèves sont tous Syriens.
Ce sont aussi des Arméniens ethniques, poussés par la guerre civile en Syrie vers une patrie notionnelle qu’ils connaissent à peine.
« Ceux qui viennent ici veulent clairement repartir », a déclaré le directeur de l’école, Noura Pilibosyan, qui est venu d’Alep, en Syrie, cet été. « L’arménien est notre langue, mais notre culture est syrienne. C’est dur de venir ici. »
Il y a presque un siècle, leurs ancêtres ont fui le génocide ottoman, dans ce qui est aujourd’hui la Turquie, et ils ont prospéré en Syrie, faisant revivre l’un des nombreux groupes minoritaires qui y ont coexisté pendant longtemps.
Aujourd’hui, l’exode des Arméniens syriens – l’une des nombreuses répercussions moins remarquées, qui pourraient remodeler certains pays bien au-delà des voisins de la Syrie - soulève des questions concernant le futur de la diversité en Syrie. Et cela oblige l’Arménie, qui dépend de ses puissantes communautés de la diaspora, à augmenter son poids géopolitique, normalement limité, et à faire des calculs délicats pour savoir s’il faut encourager ou ralentir cet exode.
Pour le moment, l’Arménie protège ses compatriotes. Elle envoie de l’aide aux Arméniens de Syrie, les aide à rester et à survivre. Mais elle les aide aussi à venir en Arménie, temporairement ou de manière permanente, en accélérant le processus des visas, des permis de résidence et la citoyenneté.
« Notre politique est de les aider de la manière dont ils nous disent de les aider », a déclaré Vigen Sargsyan, le chef du cabinet du président de l’Arménie, Serzh Sargsyan.
Environ 6000 Syriens ont trouvé refuge en Arménie, lorsque les combats ont submergé Alep, la plus grande ville de Syrie, où vivent 80 000 Arméniens sur les 120 000 de Syrie. Il en arrive toujours plus chaque semaine, même si quelques-uns sont repartis, incapables de se permettre de vivre à Erevan ou de rester loin de leurs maisons et de leurs activités qu’ils ont laissées sans surveillance en Syrie.
Les Arméniens ethniques sont une fraction d’un flot, qui va en s’accélérant, de Syriens qui fuient le pays, et qui, selon les estimations, atteindra le chiffre de 700 000 à la fin de l’année, principalement vers la Turquie, la Jordanie et le Liban. Mais, puisque les Arméniens, contrairement à d’autres Syriens, peuvent facilement acquérir une nationalité alternative, la Syrie pourrait voir une de ses communautés dynamiques, se réduire de manière permanente.
Les Arméniens-syriens sont connus pour leur maîtrise du travail de l’or et de l’argent et leur cuisine exquise. Ils sont aussi un composant important en ce qui concerne les liens de la Syrie avec la Russie et l’Occident, jouant un rôle intermédiaire grâce à leurs relations avec la diaspora arménienne mondiale.
Alep représente les derniers vestiges de l’Arménie Occidentale, qui a été historiquement coupée de ce qui est aujourd’hui l’Arménie moderne par le Mont Ararat, une séparation qui a généré des langues et des cultures différentes pendant des siècles.
Si les Arméniens-syriens sont restés officiellement neutres dans la guerre civile en Syrie, en tant que chrétiens beaucoup se méfient des tendances islamistes des rebelles et en tant qu’Arméniens ils sont suspicieux quant à l’aide turque apportée aux rebelles.
L’École Cilicie, avec 250 étudiants, reflète l'ambivalence des Arméniens syriens ici : ils sont nombreux à vouloir retourner à leur existence en diaspora, même s’ils sont les bienvenus dans leur patrie historique.
« L'Arménie a toujours dit 'Venez chez vous.' Ils nous ont toujours demandé de revenir », a dit un homme qui s’est identifié sous le seul nom d’Harout et qui visitait un nouveau club arménien syrien ici à Erevan, la capitale. « Honnêtement, j’aime l’Arménie, mais je ne quitterais pas la Syrie. J’espère y revenir. »
Pour l’Arménie, l’arrivée des Syriens relance le débat sur comment gérer sa relation avec les Arméniens dans la diaspora : les encourager à immigrer ou les laisser où ils sont, des États-Unis au Moyen-Orient, versant de généreux paiements et engagés dans le lobbying à l’étranger pour les intérêts de l’Arménie.
Les partisans de la relocalisation affirment que la perte de la Syrie pourrait en fin de compte être bénéfique à l’Arménie. Ils veulent protéger leurs frères Arméniens, mais ils veulent aussi les Arméniens syriens - souvent qualifiés, riches, instruits et entrepreneurial - pour aider l’économie postsoviétique en berne, faire cesser l’émigration importante et apporter de nouvelles idées.
« Une telle diversité enrichit une nation », a déclaré Vahe Yacoubian, un avocat basé en Californie, qui investit en Arménie et a conseillé le gouvernement.
Le gouvernement facilite donc la délocalisation. En Arménie, les Syriens peuvent utiliser les permis de conduire syriens, obtenir des soins médicaux gratuits et payer les frais de scolarité locaux dans les universités. Des groupes gouvernementaux et privés aident les Arméniens syriens à trouver un emploi et à transférer leurs activités en Arménie.
Une minorité virulente a utilisé les peurs de la violence en Syrie - et les souvenirs du génocide ottoman - pour mettre en avant un objectif nationaliste plus vaste, le retour de tous les Arméniens au pays.
« C’est notre terre - pas L.A., pas New York, pas la Syrie », a dit Vartan Marashlyan, ancien ministre adjoint de la diaspora et directeur exécutif de Repat Armenia, une organisation fondée en août « pour promouvoir activement » ce qu’il appelle « le rapatriement » des Arméniens du monde entier.
Les Arméniens syriens qui ont la nostalgie de la Syrie « veulent être dans le Alep d’il y a un an », dans un cadre de coexistence pacifique qui risque de ne jamais revenir, a-t-il dit. Se référant aux estimations du nombre de victimes du génocide, il a ajouté, « Nous avons perdu 1,5 million de personnes avec cette mentalité, qui est de se dire que tout va s’arranger. »
Mais les Arméniens syriens qui ont le mal du pays trouvent difficile d’envisager de déménager. Ils soulignent que les nationalistes comme M. Marashlyan sont venus en Arménie par choix, et non en fuyant la violence.
« Ils veulent me coller l’étiquette 'repat' » a déclaré Harout Ekmanian, un journaliste arménien syrien d’Alep. « Je suis un Syrien en exil.”
Peu d’Arméniens syriens ont tenu compte des appels passés à immigrer, même après l’indépendance de l’Arménie en 1991. Ils se considèrent comme des Syriens, parlant l’arabe et l’arménien occidental, non pas l’arménien oriental parlé en Arménie.
Toutefois, nombreux sont ceux qui ont versé de l’argent et soutenu l’État naissant, particulièrement pendant la guerre territoriale avec l’Azerbaïdjan qui a pris fin en 1994 mais qui couve toujours.
L’Arménie, aussi, a besoin de son influente diaspora du Moyen-Orient pour se frayer un chemin à travers les rapports régionaux tendus, a dit Salpi Ghazarian, directrice de la Fondation Civilitas à Erevan et ancienne fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères. Elle a dit que les Arméniens ethniques dans les pays arabes et en Iran avait aidé à empêcher que le conflit entre l’Arménie, un pays en grande partie chrétien et l’Azerbaïdjan, principalement musulman, devienne un problème pan-musulman, exhortant leurs gouvernements à ne pas prendre parti.
La communauté arménienne de Téhéran promeut aussi le commerce crucial avec l’Iran voisin, a-t-elle dit. L’Arménie n’a pas de littoral et ses frontières avec l’Azerbaïdjan et son allié la Turquie, sont fermées, faisant de l’Iran une source économique vitale. « Si ces communautés disparaissent, ces relations humaines disparaissent », a déclaré Mme Ghazarian. « Alors, nous n’auront plus d’amis fiables. »
L’Arménie est restée neutre en ce qui concerne le soulèvement en Syrie et a travaillé dur pour aider les gens à l’intérieur de la Syrie. Ces derniers mois, trois avions-cargos transportant de la nourriture et des dons d’Arméniens ont décollé de Erevan vers Alep, après des négociations intenses tant avec la Syrie, qui a sévèrement limité l’aide extérieure, qu’avec Turquie, qui interdit normalement son espace aérien aux transports arméniens.
L’aide a été distribuée dans des quartiers arméniens, indépendamment de l’appartenance ethnique ou religieuse.
« Nous considérons la Syrie comme notre voisin », a dit Vahan Hovhannisyan, un membre du Parlement qui a supervisé l’initiative. Les Arméniens sont « reconnaissants à la Syrie », a-t-il dit, parce qu’après le génocide, « la Syrie leur a redonné la vie. »
Le gouvernement reconnaît que la Syrie est la seule patrie de plusieurs générations de Syriens Arméniens. Il a approuvé le programme syrien de l’École Cilicie et l’enseignement de l’arménien occidental. Un parti politique arménien couvre les coûts ; les cours sont gratuits.
« Ils pensent que la Syrie c’est chez eux », a dit Amalia Qocharyan, une fonctionnaire de l’éducation arménienne. « Mais la réalité est qu’ils ont deux patries, la Syrie et l’Arménie. »
À l’école, on a demandé aux élèves d’une classe de sixième à qui la Syrie manquait. Ils ont répondu à l’unisson, en arabe :
« Ana », ont-ils dit. « Moi. »
Quand on leur a posé des questions sur Erevan, ils ont été plus calmes. Ils ont dit que leurs maisons et leurs amis leur manquaient ; l’un d’eux a dit qu’il ne pouvait pas être heureux en voyant les images des combats à Alep.
« À Alep, j’avais l’habitude de voir le drapeau arménien et je voulais y aller », a dit Vana, 11 ans. « Ici, quand je vois le drapeau syrien, je veux juste rentrer à la maison. »
ALIA MALEK
The New York Times 11 décembre 2012
Cet article a été en partie financé par une subvention du Pulitzer Center on Crisis Reporting.
©Traduction de l’anglais C.Gardon pour le Collectif VAN – 14 décembre 2012 – 09:00 - www.collectifvan.org