Par Laurent Leylekian


En 1999, le Conseil européen réuni à Helsinki accordait à la Turquie le statut de pays candidat à l’Union européenne.

Depuis lors, chaque année, les instances de l’Union évaluent les “progrès de la Turquie sur la voie de l’adhésion“ selon un processus peu ou prou invariable : la Commission européenne émet tous les automnes un “rapport régulier“ évaluant les “avancées“ du pays candidat en termes de respect des critères politiques (les fameux critères de Copenhague), des critères économiques et en termes de capacité à transférer l’Acquis communautaire -roboratif compendium de 33 chapitres de règlements européens- dans son propre corpus administratif, juridique et légal. Et chaque année, le rapport régulier de la Commission fait l’objet d’une appréciation politique du Parlement européen par le biais d’une résolution dont l’élaboration commence en janvier pour se terminer vers avril.

L’ouverture officielle des négociations d’adhésion avec la Turquie en octobre 2005 n’a que peu affecté le processus. Celui-ci est d’ailleurs le même pour tous les pays candidats.

Sauf que la Turquie n’est pas n’importe lequel des pays candidats. Par sa taille, son poids démographique, économique et politique, ce pays d’Asie Mineure ne se compare en rien aux confettis balkaniques que sont les autres postulants à l’adhésion.

En termes d’éloignement des standards européens non plus.

La Commission européenne n’est plus assez gentille pour Ankara

Jusqu’en 2005-2006, il était de tradition que le rapport d’une Commission que d’aucun considérait comme acquise à la cause turque soit notoirement miséricordieux vis-à-vis des innombrables manquements d’Ankara en matière de Droits de l’Homme et de respect de l’Etat de Droit. Tout le monde le savait et l’usage voulait que la résolution idoine du Parlement européen -la seule instance démocratiquement élue de l’Union- corrigeât le tir en pointant les violations graves et répétées par le régime d’Ankara de ses engagements vis-à-vis de l’Union que ce soit en matière de politique intérieure ou d’affaires étrangères.

Or il semblerait que depuis quelques années ce soit l’inverse.

Désormais, la Commission ose critiquer -certes toujours en termes très mesurés- certaines des politiques d’Ankara qui, si elles étaient le fait d’autres Etats, déclencheraient les foudres de Bruxelles. Par exemple :

“Le fait que la Turquie n’ait réalisé aucun progrès sensible dans la mise en œuvre intégrale des critères politiques“, qu’elle se rende coupable de “violations récurrentes du droit à la liberté et à la sûreté, du droit à un procès équitable et de la liberté d’expression, de réunion et d’association“, qu’en matière de torture, “le recours excessif à la force reste préoccupant“ et que “seuls de timides progrès ont été constatés dans la lutte contre l’impunité“, que “la fermeture fréquente de sites web est très préoccupante“ ou que “des cas de violence et de recours disproportionné à la force par les forces de sécurité ont été observés lors des manifestations n’ayant pas reçu d’autorisation préalable“.

A tel point que, le 31 décembre 2012, fort marri de l’avis de la Commission, Egemen Bagis, l’impayable ministre turc chargé des négociations avec l’Union européenne, a crû bon de sortir son propre rapport où il se congratulait des (non-)progrès réalisés par son pays.

Un rapport indigne du Parlement européen...

Et qu’en dit le Parlement européen ? Et bien, depuis que Mme Oomen-Ruijten (Conservateur, Pays-Bas) est chargée de rédiger la version initiale du rapport soumis à sa Commission des Affaires Etrangères puis à son Assemblée Plénière, celui-ci voit finalement la Turquie d’un œil aussi bonasse que M. Bagis. Le dernier texte proposé par Mme Oomen-Ruijten à ladite Commission et que l’auteur de cet article s’est procuré est à cet égard exemplaire :

A en croire le rapporteur, il faudrait que le Parlement européen “félicite la Commission et la Turquie pour la mise en œuvre du programme de développement de relations constructives, lequel prouve comment [...] la Turquie et l’Union pourraient faire progresser leur dialogue, parvenir à une compréhension mutuelle et amener des changements positifs“, qu’il “encourage la Turquie à adopter le plan d’action pour les droits de l’homme tel qu’élaboré [...] en coopération avec le Conseil de l’Europe [...] afin d’apporter une réponse aux questions soulevées dans les arrêts de la CEDH, dans lesquelles il a été constaté que la Turquie violait les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme“. Il faudrait même que le Parlement européen “demande à la Turquie de consentir des efforts renouvelés en faveur d’une solution politique à la question kurde“, qu’il “souligne l’importance de la création d’une agence indépendante qui traiterait les plaintes en la matière afin d’enquêter sur les plaintes liées aux violations des droits de l’homme, les mauvais traitements et d’éventuels agissements illicites des services répressifs turcs“ et que, sentencieusement, il “souligne qu’il est important de recourir à tous les instruments de l’Union disponibles dans le domaine de la promotion des droits de l’homme de manière à soutenir activement la création et le bon fonctionnement de l’institution nationale turque des droits de l’homme ainsi que la participation des organisations de la société civile“.

...Face à un Etat renouant avec la violence politique

Bref, il existe deux Turquie : celle fantasmée par le rapporteur où tout ne serait matière qu’à félicitations et encouragements et la Turquie réelle, celle qui emprisonne ses opposants et leurs avocats, celle qui bâillonne les journalistes, celle qui occupe militairement Chypre, qui oppresse sa minorité kurde et qui assassine de vieilles arméniennes à Istanbul, des crimes récemment dénoncés par Amnesty International ; en clair, celle qui -si elle s’appelait l’Iran ou la Corée du Nord- n’aurait légitimement droit qu’à des condamnations les plus fermes et à des exigences les plus comminatoires.

Certes la version provisoire du rapport de Mme Oomen-Ruijten pourra être amendée et ceux qui se contentent de peu remarqueront que, ça et là :

Le rapport “exhorte la Turquie à continuer de redoubler d’efforts en matière de prévention [...] contre les crimes d’honneur, la violence domestique et le phénomène des mariages forcés et des filles mariées“, qu’il est même “préoccupé face à l’utilisation alléguée d’éléments de preuve incohérents“ pour déplorer que des procès “aient été entachés d’inquiétudes quant à leur ampleur ainsi que de lacunes dans la procédure“.

Ils pourront se rasséréner en notant que :

Le Parlement européen “déplore que la Turquie refuse de remplir l’obligation de mettre en œuvre, de manière intégrale et non discriminatoire, vis-à-vis de l’ensemble des États membres, le protocole additionnel à l’accord d’association“ ou qu’il “rappelle qu’une solution politique ne peut reposer que sur un débat authentiquement démocratique sur la question kurde et s’inquiète du nombre important de procès intentés contre les écrivains et les journalistes abordant la question kurde ainsi que de l’arrestation de plusieurs personnalités politiques, maires élus au niveau local et conseillers municipaux, syndicalistes, juristes, opposants kurdes ainsi que de militants des droits de l’homme en lien avec ledit procès du KCK“.

Les doubles standards du Parlement européen

Cela est fort joliment dit, mais on peut craindre que si peu de doléances exprimées avec tant d’appréhension soient peu efficaces pour amener un Etat autoritaire et dangereux comme la Turquie à modifier ses pratiques criminelles.

On imagine mal qu’un texte aussi insipide puisse empêcher de dormir les responsables du jugement inique qui a condamné Pinak Selek à la perpétuité au mépris même du droit turc. On doute qu’il puisse dissuader les nervis du régime qui ont récemment procédé à la rafle arbitraire d’une quinzaine d’avocats. On doute aussi qu’il effraye ceux qui souhaitent voir condamnée en tant que “terroriste“ la jeune franco-turque Sevim Sevimli “coupable“ d’avoir collé quelques affiches et d’avoir participé à un concert.

On doute enfin et de manière générale qu’il incite sérieusement le régime en place à faire quelques efforts de nature à améliorer ses scores en matière de liberté de la presse, un domaine dans lequel la Turquie vient récemment d’être classée au 154e rang mondial, c’est-à-dire derrière l’Irak et la Birmanie et proche de l’Azerbaïdjan !

Sans doute, le rapporteur actuel du rapport du Parlement européen sur la Turquie est-il de l’avis consternant et banal qu’il ne faut pas “brusquer“ ou “humilier“ Ankara afin de garder la Turquie dans le giron occidental. Cette rhétorique, bien qu’aussi vieille et éculée que la candidature turque à l’Union européenne elle-même, semble continuer d’exercer son action sur la mauvaise conscience qui affecte (à tort) à les Occidentaux dans leurs relations avec les pays musulmans. Depuis des lustres, la très habile diplomatie turque joue avec efficacité sur cette corde.

Une politique inefficace qui décrédibilise le Parlement européen

Mais, outre qu’on ne comprend pas bien pourquoi ce qui vaut pour la Turquie ne vaudrait pas pour l’Iran, les Talibans voire les islamistes du Mali, on doit surtout constater qu’elle est totalement inefficace.

Toute la patience, toute la longanimité, toute la faiblesse même de l’Union européenne n’ont jamais incité le régime d’Ankara à progresser : la Turquie occupe toujours Chypre, nie toujours le génocide arménien, exerce encore un blocus criminel de l’Arménie et certains suspectent même qu’elle ait renoué avec les exécutions extraterritoriales, pour l’instant de Kurdes.

Même d’un point de vue géopolitique, l’illusion d’un prétendu ancrage occidental de la Turquie semble se dissiper.

Les récentes déclarations d’Erdogan sur une possible intégration de la Turquie à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) ne constituent finalement que la réaction de la séculaire politique de chantage et d’opportunisme conduite par ce pays et en disent long sur la “vocation“ de ce pays à intégrer l’Union européenne.

Un analyste aussi peu suspect d’hostilité envers la Turquie que Daniel Pipes a récemment écrit que :

“L’OCS en tant qu’union de pays dirigés par des dictateurs et des autocrates n’exigera aucun de ces critères d’adhésion. Contrairement à l’Union européenne, les membres de Shanghai ne feront pas pression sur Erdoqan pour qu’il libéralise mais ils encourageront les tendances dictatoriales qui sont en lui et que tant de Turcs redoutent déjà“.

En conclusion, on peut légitimement estimer que le Parlement européen serait bien inspiré de ne pas adopter de résolution qui, par leur faiblesse insigne, s’avèrent totalement inefficaces à influer sur les fondamentaux politiques du régime d’Ankara et n’ont finalement pour seul effet que d’ôter à l’Union européenne le peu de crédibilité qui lui reste.

14 février 2013

Le Huffington Post