Aujourd’hui 24 avril, partout dans le monde les Arméniens dispersés, comme ceux de la république d’Arménie, dont je salue la présence des Ambassadeurs, se souviennent qu’il y a 98 ans fut détruit le peuple arménien de feu l’empire ottoman sur l’ordre des dirigeants turcs. Le 24 avril est aussi une journée de réflexion et d’action sur le présent et l’avenir, car malheureusement le génocide de 1915, qui plonge ses racines plusieurs siècles en arrière, empoisonne le monde d’aujourd’hui et obèrera - hélas !- encore notre avenir commun. Commémorer le génocide des Arméniens est aussi bien un pieu devoir de mémoire, pour les enfants des victimes, que pour tous un courageux geste militant en faveur d’un monde plus juste, un geste qui sauve.
Le 24 avril 1915, la guerre mondiale était en cours depuis près de 6 mois et la Turquie s’était rangée du côté de l’axe germanique, lorsqu’un gouvernement nationaliste inspiré par la pensée européenne décida froidement d’en profiter pour exterminer un peuple. Les provinces arméniennes de l’empire ottoman furent vidées et 45 diocèses anéantis. 1.500.00 morts. Les 500.000 autres ont fui ou disparu. Le tout en quelques mois. Les hommes servant sous les drapeaux furent assassinés, puis ville après ville, village après village, tous les Arméniens, hommes, femmes et enfants emmenés de force sur le chemin de la déportation passant par des abattoirs improvisés loin des routes, où les plus vigoureux étaient tranchés à la hache ou au yatagan. Les autres poursuivirent leur marche de la mort vers les déserts de Syrie, où ils furent achevés à la main et brûlés, quand ils n’étaient pas morts en route d’épuisement, de faim ou de soif.
Il fallait beaucoup de bras pour ce gigantesque massacre. Sans une participation populaire, l’appareil de l’Etat mobilisé par la guerre n’aurait pu l’accomplir. C’est que depuis bien longtemps les esprits étaient préparés à cette solution finale. Dès la conquête de l’Arménie par les Ottomans, tous les chrétiens furent humiliés et réduits à un rang proche de l’esclavage. Accablés de taxes et livrés à l’arbitraire, le sort des Arméniens était si injuste que les musulmans eux-mêmes craignaient leur vengeance, ce qui paradoxalement a nourri leur haine des Arméniens. Les grands massacres de 1895 et celui de 1909 ont confirmé l’adhésion populaire à la politique d’anéantissement des Arméniens. La suite était prévisible.
Il y a donc eu un avant 1915. Il y aura, il y a un après.
Une fois la guerre terminée, un traité retira l’Arménie des griffes de l’Etat criminel. Mais ce traité ne fut jamais ratifié. Des procès furent engagés contre les principaux dirigeants turcs et des condamnations tombèrent. Elles ne furent toutefois pas exécutées, car la chasse aux Arméniens reprit sous la direction du général Mustafa Kemal.
Il ne fallut qu’un mois aux puissances alliées pour dénoncer les crimes de la Turquie et promettre à ses responsables d’être jugés, mais au lendemain de la guerre, la promesse du 24 mai 1915 fut vite oubliée. Oubliés les crimes, oubliées les victimes, punir le génocide n’était plus à l’ordre du jour. Ainsi des génocidaires purent perpétuer leur pouvoir en dissimulant sa vraie nature sous les traits d’une république à l’occidentale, une république grimée fondée sur le crime et le pillage.
Le génocide des Arméniens était alors un succès complet, au point qu’on a pu juger que, bien que dans le camp des vaincus, la Turquie est sortie gagnante de la Grande Guerre. Cet avis était sans doute partagé par Adolf Hitler, dont on sait que pour mieux encourager ses tueurs à se jeter sur la Pologne, il leur posa cette question : « Qui se souvient encore des Arméniens ? »
C’est cette même Turquie qui a frappé à la porte de l’Europe. Un Etat coupable d’un génocide et le niant n’a pas sa place en Europe. C’est le sens de la résolution adoptée par le Parlement européen, le 18 juin 1987. Une résolution qui, en reconnaissant le génocide des Arméniens, a mis fin à 70 ans d’amnésie internationale et rendu aux victimes un minimum de dignité. (...)
Malheureusement, les gouvernants européens sont restés sourds à cette volonté populaire et, en 1999, ont délivré à la Turquie le certificat de bonne vie et mœurs nécessaire à l’ouverture des négociations d’adhésion. Le loup a depuis lors une patte dans la bergerie. En quête de main d’œuvre pour nos entreprises, ils ont aussi ouvert nos frontières aux citoyens de l’Etat négationniste sans songer aux effets qu’un patriotisme vénéneux pourrait avoir sur les valeurs de notre pays et sa sécurité. Rappelons-nous les émeutes qui ont secoué les nuits de Saint-Josse ten-Noode, en octobre 2007, lorsque des centaines de jeunes déferlant dans les rues, après avoir arraché le drapeau de l’ambassade américaine et tabassé un journaliste, saccageant tout sur leur passage se ruèrent dans un café à la poursuite de son patron aux cris de « Tuez-le, c’est un arménien !», cela sous les yeux de policiers immobiles.
L’après génocide, c’est aussi, plus près de nous, le 20 mai dernier, à Liège, ce congrès des sympathisants belges des sinistres Loups Gris, au cours duquel ils purent entendre la harangue de leur grand chef venu spécialement de Turquie. Le congrès devait avoir lieu à Namur, mais avisées les autorités, d’accord avec tous les partis politiques locaux, annulèrent la location de la salle. Liège n’eut pas la même clairvoyance. Un héritier des Jeunes-Turcs put donc venir en Belgique propager la haine des Arméniens et la négation du génocide, n’hésitant pas à qualifier les négationnistes de « seigneur de l’Humanité ». Des propos jugés « bénins » par le bourgmestre de Liège sur base du rapport des policiers turcophones qu’il avait dépêché sur place.
L’après génocide, c’est aussi, au plan international, l’odieuse attitude de l’Azerbaidjan dans l’affaire Safarov, cet officier azéri de 27 ans qui, en 2004, dans le dortoir d’une université de Budapest, avec une hache achetée la veille, a tué, dans son sommeil, un camarade officier arménien qui participait avec lui à un stage de l’OTAN. La police hongroise parvint à l’arrêter alors qu’il tentait de pénétrer, armé de sa hache, dans la chambre d’un autre camarade arménien. Le 13 avril 2006, la justice hongroise le condamna à la prison à vie. Le juge prit soin de préciser que « le meurtre d'un homme endormi en temps de paix est toujours un crime et ne peut être considéré comme un acte d'héroïsme». Quant à la lourde peine, il la justifia par la «préméditation et la brutalité» du meurtre et «l'absence totale de remords de Safarov».
Six ans plus tard, le gouvernement hongrois signa un accord d'extradition avec Bakou. Le lieutenant Safarov fut accueilli en héros dans son pays. Aussitôt gracié par le chef de l'Etat et fêté, Safarov se vit offrir une maison au centre de Bakou, une promotion au grade de commandant ainsi que l’équivalent de huit années de salaire, en récompense de ses actes...
Si le génocide des Arméniens n’était pas demeuré impuni, peut-être les nazis n’auraient-ils pas osé défier comme ils l’ont fait les lois les plus fondamentales de l’Humanité ? Faute d’avoir été puni, le génocide des Arméniens ne demeure-t-il pas l’une des principales causes d’insécurité et de désordre en Europe ? Ainsi l’Union Européenne, qui a cru pouvoir le passer sous silence, se trouve-t-elle aujourd’hui empêtrée dans une procédure d’élargissement, dont elle ne sait comment se sortir. Comme les produits et services, le négationnisme a profité de la liberté d’importation, de sorte que la Belgique, terre d’asile s’il en fut, semble devoir s’accommoder du mensonge et du communautarisme.
En 1995, le parlement a inscrit dans notre code pénal le délit de négationnisme s’agissant des crimes nazis. Aujourd’hui, alors que ces mêmes crimes sont minimisés, niés et parfois même approuvés, alors que des génocidaires hutus menacent des rescapés tutsi, alors que la propagande négationniste trouve tribune en Belgique, comment expliquer la frilosité de nos responsables ? En 1998, pourtant, le Sénat a pointé du doigt le génocide des Arméniens et appelé à sa reconnaissance. (...)
Ressaisissons-nous et ouvrons les yeux. Ayons confiance en nous et en nos valeurs. Ne transigeons pas avec notre modèle démocratique. C’est grâce à cette fermeté qu’aujourd’hui, en Turquie, des voix osent s’élever et braver le dogme négationniste.
Avec nos Sœurs et Frères Juifs, représentés par le professeur Maurice Sosnowski, président du Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique, et Tutsi, représentés par Monsieur Aloys Kabanda, de l’association Ibuka-Mémoire et justice, que je remercie vivement de leur présence à mes côtés, nous portons la mémoire des victimes de génocide et leur quête de Justice. Pour nous « Plus Jamais çà » reste non pas un slogan mais une ligne de conduite.
C’est d’une seule voix que nous appelons de nos voeux :
- la fin de l’impunité des génocidaires Hutus qui courent encore librement nos rues et menacent les rescapés du génocide de 1994,
- L’enseignement de l’histoire des trois génocides dans nos écoles,
- et la mise hors la loi du négationnisme, qu’il s’en prenne aux Juifs, aux Tutsi ou aux Arméniens.
24 avril 2013
Hay