La Place Taksim, comme la place Tahrir et le Parc Zuccotti avant elle, est un endroit d’une ville qui aurait pu n’être qu’un point de rendez-vous pour des amis, ou pour lire un livre sous un arbre. Mais le Premier Ministre, Recep Tayyip Erdogan, a décidé qu’il aimerait rendre à ce lieu l’architecture des casernements qui s’y trouvaient à l’époque ottomane, pour y installer un centre commercial et une mosquée. À la fin du mois de mai, plusieurs douzaines d’écologistes avaient commencé à manifester contre les projets d’Erdogan à Gezi Park, l’île des arbres qui s’y trouve ; ils ont été attaqués par la police turque avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Bientôt, comme l’a écrit Selif Batuman, “ quinze pour cent seulement d’entre eux protestaient contre la destruction des arbres, tandis que quarante neuf pour cent protestaient contre la violence de la police envers ces individus qui osaient protester contre la destruction des arbres “. Depuis lors, environ huit mille manifestants ont été blessés. A présent, la manifestation a évolué en une mise en cause du programme religieux d’Erdogan et à son comportement autoritaire. Aujourd’hui, “ Place Taksim “ n’est plus synonyme d’agitation ou de lieu mais une expression qui signifie débat d’idées, mouvement, champ de bataille.
Considérant le symbolisme associé à présent à ce site, empreint de sidération et désagréable, c’est pour un peuple entier un fait historique, la Place Tassim est désormais une représentation de la démolition du passé. Dans l’une des allées du Parc Gezi, les militants ont placé une tombe improvisée portant l’inscription “ Cimetière Arménien Saint Jacques, 1551-1939 : vous nous avez dépossédés de notre cimetière, vous ne nous prendrez pas notre parc ! “
C’est un fait ignoré de la plupart des courageux manifestants d’Istanbul : il y a des siècles, des membres de la communauté arménienne d’Istanbul étaient enterrés à l’endroit où ils se trouvent. Au cours du seizième siècle, sous le règne de Soliman le Magnifique, sultan de l’Empire ottoman, un groupe de conspirateurs aurait approché Manuk Karaseferyan, un cuisinier de la cour impériale, afin qu’il mette du poison dans la nourriture du sultan. Mais Karaseferyan ayant mis Soliman au courant du complot, ce dernier lui offrit une faveur pour le remercier. Karaseferyan aurait alors demandé d’affecter un emplacement pour y enterrer ses compatriotes Arméniens. Le Cimetière Arménien de Pangali serait alors devenu le plus grand cimetière non-musulman de toute l’histoire d’Istanbul, bien que dans les années mil huit cent soixante, après une épidémie de choléra, les enterrements d’Arméniens furent déplacés vers le quartier Sisli.
Au début de la Première Guerre Mondiale, il y avait dans l’Empire ottoman deux millions d’Arméniens ; en 1922, il n’en restait plus que cent mille - un massacre d’un million et demi de personnes que les historiens appellent génocide ( le mot “ génocide “ avait été créé par Raphaël Lemkin, un juriste polonais, au cours de ses travaux sur les massacres d’Arméniens). L’un des volets de la campagne contre les Arméniens consistait en la confiscation de leurs terres ; le cimetière qui en faisait partie a été rasé au cours des années 1930. À sa place se trouvent aujourd’hui, dans le Gezi Park, des hôtels, des immeubles d’habitation et un centre de la Radiotélévision turque. On peut cependant encore y voir des pierres tombales : elles ont été recyclées comme marches d’escalier (ce qui n’est pas le seul réemploi de pierres tombales : Tablet a publié cet été une série de photos de pierres tombales juives intégrées à des ateliers d’artistes, à des terrains de basket-ball, à des bacs à sable du jardin d’enfants du quartier Pologne).
Après presque cent ans, le gouvernement turc n’a toujours pas reconnu le Génocide arménien. Il ne reste que peu d’Arméniens en Turquie. Le Washington Post a récemment publié un article sur une femme âgée nommé Asiya - la dernière Arménienne de Chunkush, qui en a compté dix mille.
En 1919, un monument au Génocide arménien avait été érigé au cimetière Pangalti, mais il a été détruit en 1922, des années avant que Gezi Park ne soit aménagé. Chaque année, un groupe turc des droits de l’homme appelé DurDe organise une commémoration silencieuse le 24 avril, le jour de 1915 où plusieurs centaines d’intellectuels arméniens furent regroupés pour être exécutés. Il projette la réinstallation du monument à Gezi Park, mais la pression des nationalistes l’en a empêché jusqu’à présent. Cengiz Algan, un membre de DurDe, a déclaré au journal Le Monde “ tous les partis politiques s’entre-tuent, mais lorsqu’il est question des Arméniens, ils trouvent toujours un consensus “.
Ceux qui protestent contre Erdogan en Turquie, dans une démarche compliquée, souhaitent faire usage de leur liberté et se souvenir de leur passé, sans gaz lacrymogènes, sans effusion de sang, négationnisme ou souffrance. Ils ne sont pas seuls.
28 juin 2013
EMILY GREENHOUSE - Newyorker
Traduction Gilbert Béguian - Nouvelles d'Arménie
Traduction Gilbert Béguian