La question est de savoir si des raisons géopolitiques ou purement économiques suffisent pour fonder l’entrée d’un pays dans l’Union européenne qui se veut une entité politique.

Felice DASSETTO, sociologue

Depuis des décennies, le débat relatif à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne sonne un peu faux. Et les récentes positions turques au sommet de l’Otan à propos de la désignation du secrétaire général ainsi que les propos du président Obama soutenant l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ne font que confirmer ce débat tronqué.

Historiquement, les promesses faites à la Turquie d’entrer dans la Communauté européenne étaient justifiées par la nécessité de maintenir ce pays comme rempart majeur contre l’Union soviétique. L’entrée dans l’Europe était donc un prétexte géopolitique. De même l’intervention du président Obama a, avant tout, des raisons semblables, car il est indispensable pour l’armée américaine de disposer des points d’appuis dans la région au moment de l’extension de la guerre d’Afghanistan ainsi que pour le contrôle stratégique et vital des pays d’Asie centrale, du Caucase et des routes du pétrole. Ici aussi l’Europe est un prétexte.

Que des groupes industriels et financiers européens et turcs considèrent intéressante une intégration totale de la Turquie dans l’espace économique européen, c’est l’évidence. Ce pays est un marché considérable et en expansion. Et ce pays, dont les salaires sont bas et les libertés syndicales toutes relatives, est une occasion rêvée pour réaliser des activités productives assurant de larges bénéfices. Sidérurgie, industrie chimique, industrie manufacturière ont avantage à s’exporter des pays européens vers la Turquie. C’est ainsi que Margaret Tatcher voyait avec grande faveur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

La question est de savoir si des raisons géopolitiques ou purement économiques suffisent pour fonder l’entrée d’un pays dans l’Union européenne qui se veut une entité politique (on le voulait : le veut-on encore ?) dans le sens fort du terme et pas seulement un marché ou une alliance stratégique. Quant aux arguments du pont avec l’Islam, les quinze millions de musulmans européens sont déjà un excellent pont vers le monde musulman.

Car on a beau utiliser tous les arguments, mais le fait est que la Turquie s’est inscrite depuis des siècles dans une autre histoire et dans un autre environnement culturel et civilisationnel. Dire ceci n’est évidemment pas déshonorer la Turquie et encore moins prôner le conflit de civilisations. Ce n’est pas rompre les ponts avec la Turquie, pays avec lequel il importe d’avoir des liens privilégiés comme avec les autres pays du sud de la Méditerranée. Ce n’est pas non plus faire preuve d’islamophobie comme se plaisent à le dire les dirigeants turcs. Dire ceci n’est pas non plus revendiquer l’argument simpliste de l’ancrage chrétien de l’Europe. Certes, l’Europe a indubitablement des racines chrétiennes, mais elle a aussi des racines celtes, grecques, romaines, ainsi que celles de la Renaissance et des Lumières, des libertés et des droits de l’homme, des luttes ouvrières et des luttes des femmes. Et aujourd’hui, elle commence à se forger aussi à travers des racines musulmanes nouvellement implantées. Le tout dans un cocktail original qui n’est pas celui de la Turquie tout comme il n’est pas celui des Etats-Unis d’Amérique, du Japon ou de l’Inde. C’est ce qui en fait sa spécificité et l’identité de ses habitants. Car si on ne sait peut-être pas trop ce qu’est l’Europe, on sait tout de même ce que cela signifie. Et ceci dit non pas au nom d’une identité fermée ou d’une quelconque forteresse Europe.

Mais au moment où on parle à juste titre de respect des cultures et des civilisations, dont celles des peuples musulmans, on semble ignorer et piétiner l’identité que les Européens ont d’eux-mêmes, et on fait comme si cette identité était insignifiante. Ce qui - soit dit en passant - ouvre la porte toute large chez certains à des réflexes identitaires nationalistes fermés et xénophobes.

On pourrait rétorquer que l’argument relatif à l’identité européenne fait référence au passé et que l’avenir doit se penser de manière ouverte. Certes, mais cette ouverture doit être concevable et viable pour les populations car toute construction sociale est toujours une tension entre un passé - et celui de l’Europe est bien dense - et un futur.

Et, de plus l’argument tourné vers le futur passe sous silence un autre aspect. Car si la Turquie entre dans l’Union européenne, on ne voit pas pour quelles raisons d’autres pays qui ont à un titre ou un autre, des attaches avec l’Europe se verraient refuser le droit de devenir membres de l’Union européenne s’ils le demandent. Que l’on pense aux pays du Maghreb et du Machrek; que l’on pense à des pays d’Afrique sub-saharienne comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Congo et bien d’autres. Leur langue, leur droit, leurs connexions migratoires les rendent tout aussi proches de l’Europe, si pas plus, que la Turquie.

Au lieu de vouloir élargir à tout prix l’Europe jusqu’à lui faire perdre son sens, ne faudrait-il pas penser, à côté d’un espace politique européen un peu cohérent, un autre espace, une sorte de "Conseil des peuples pacifiés"avec lesquels l’Europe a eu une partie d’histoire partagée ? Un espace bien plus large que celui euro-méditerranéen qui, dans le meilleur des cas, n’intéresse que les pays du pourtour de la Méditerranée.

Ce qui est gênant à propos du débat sur l’entrée de la Turquie est le débat tronqué. C’est ainsi, par exemple, qu’il n’y a pas eu d’indignation de principe face aux arguments invoqués par la Turquie contre la candidature de Anders Fogh Rasmussen comme secrétaire général de l’Otan. Cet ancien premier ministre serait coupable, aux yeux de la Turquie, d’avoir défendu la liberté de la presse danoise dans l’affaire des caricatures du Prophète. Que se serait-il passé si un Etat, membre de l’Otan, au nom du catholicisme, avait refusé tel ou tel candidat parce que, par exemple, il aurait soutenu une loi sur l’avortement ou sur l’euthanasie ? Il y aurait eu, à juste titre, un tollé général et on se serait insurgé contre le mélange inacceptable du religieux et du politique. Pour la Turquie, on s’est contenté de négocier.

Certes, il se pourrait que la position turque n’ait été qu’une mise en scène face aux pays musulmans pour sauver la face de la Turquie, défenseur de l’islam. Un jeu de dupes alors ; au passage il a permis à la Turquie de tenter d’obtenir, en échange, la suppression de la télévision kurde Roj TV laquelle émet depuis décembre 2003 à partir du Danemark.

Dans la même veine de débats tronqués, on passe sous silence le fait qu’affirmer que la Turquie est un pays "laïque" est en grande partie une fiction, pas seulement en raison de l’appartenance islamiste de l’actuel premier ministre. La laïcité formelle de la Turquie est à jauger au regard de deux faits.

Le premier est que ce pays contrôle institutionnellement et structurellement la religion musulmane à travers la toute puissante Direction des Affaires religieuses, instance de l’Etat rattachée au premier ministre. Cette instance gère toute l’organisation du culte, la nomination des imams, l’organisation de la formation des imams et prédicateurs et contrôle le contenu doctrinal même des ouvrages musulmans. Ce contrôle total d’une religion par un Etat est une version pour le moins singulière d’Etat laïque.

Le deuxième fait est qu’en Turquie il n’y a pas de liberté religieuse et philosophique au sens entendu dans les pays européens. Seul l’islam - comme l’islam d’Etat - a plein droit de cité. Pour les autres religions, il y a juste une liberté de survie pénible. Mais d’aucune manière, celles-ci ne peuvent faire de l’information publique, accepter publiquement de nouveaux membres, s’afficher ouvertement. Il en va presque de même pour des associations promotrices de l’agnosticisme et de l’athéisme, même si en pratique pas mal de Turcs sont des agnostiques ou des athées pratiques. La notion de liberté et de pluralisme religieux et philosophiques sont bien loin de la vision et des pratiques institutionnelles en vigueur actuellement en Turquie. On pourrait dire qu’il y a moins de liberté religieuse aujourd’hui en Turquie que dans l’ancien empire Ottoman.

En raison de ce débat tronqué les propos du président Obama apparaissent d’une naïveté cynique très décevante. Naïveté peut-être par l’analyse superficielle des questionnements européens. Cynique certainement par la soumission d’enjeux proprement européens aux intérêts géopolitiques américains.

Pour un pays dont le président ne renonce pas souvent à prêter serment sur la Bible et au nom du Dieu chrétien, et qui n’enlèvera pas de sitôt de ses billets de banque la mention "In God we trust" où le God en question est chrétien ; pour un pays dont la présence musulmane est de moins de 1 pc de la population comparé au 4 pc et plus en Europe ; pour un pays qui ne connaît aucune ville où la présence musulmane dépasse les 15 pc de la population comme à Bruxelles, Utrecht, Birmingham et bien d’autres villes et où cette population vit paisiblement en y développant sa religion en toute liberté et où souvent le culte est financé, au même titre que les autres cultes par l’argent public, venir donner des leçons de tolérance et d’ouverture sous les applaudissements des parlementaires turcs est plutôt malvenu et désolant.

Ce n’est pas de cette manière là et avec ses arguments là que l’avenir des relations entre le monde occidental et le monde musulman avancera, malgré les apparences.

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