par Ara Toranian

L'impolitesse que vient de faire l'Arménie à l'Europe en revenant sur son engagement de signer l'Accord d'association de l'Union Européenne pour lui préférer, in extremis, l'Union douanière eurasienne promue par Vladimir Poutine, est très illustrative de l'âpreté des batailles d'influence auxquelles se livrent Moscou et Bruxelles sur les Etats de la zone eurasiatique et des déchirements qui en résultent. Si dans ce duel à fleurets à peine mouchetés la partie russe déroge rarement à sa rudesse coutumière, en mettant notamment dans la balance tout le poids de sa puissance énergétique, Bruxelles ne s'en laisse pas compter, même si ses arguments sont plus subtils.

A la pression de la Russie, qui joue volontiers sur la peur en maniant le robinet du gaz dont dépend l'Europe, cette dernière répond en essayant de diversifier ses sources d'approvisionnement et surtout en utilisant les armes de la séduction, lesquelles ne sont pas pour autant exclusives de tout moyen de coercition...

Le principal vecteur de ce soft-power est incarné par le fameux partenariat oriental de l'UE. Il s'est traduit dans cette zone par un "accord de libre-échange approfondi et complet" avec un certain nombre de républiques ex-soviétique. Cette offre concerne l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et l'Arménie. Elle devait se concrétiser le 17 novembre à Vilnius par la signature d'un traité. Mais à peine deux mois avant la date prévue, l'Arménie devait annoncer sa défection, tandis que les pressions du Kremlin s'accentuaient sur les autres postulants à ce projet.

L'UE NE PEUT GARANTIR LA SECURITE DE L'ARMENIE

Le fait que l'Arménie ait cédé à la Russie n'a en réalité rien d'étonnant. Elle constituait en matière d'indépendance nationale le maillon faible des candidats à l'accord de libre-échange avec l'Europe. Son conflit historique avec le panturquisme promu par Ankara et Bakou qui placent ce pays sous le double poids d'un blocus et d'une menace de guerre de haute intensité rend son existence militairement tributaire de Moscou. Et Bruxelles ne disposant pas des moyens de représenter une alternative dans ce domaine de la défense, l'Arménie n'avait guère d'autres possibilités que de satisfaire aux desiderata de son maître et protecteur. Quand bien même ses aspirations culturelles profondes obéissent à un tropisme européen, forgé par une présence séculaire sur les rivages de la méditerranée - jusqu'au génocide de 1915.

Si l'on n'est guère étonné par le chantage implicite à la sécurité qu'a exercé Moscou pour maintenir son satellite arménien en orbite, en s'interroge en revanche de l'attitude de l'Europe. Son opération de charme envers les Etats de l'ex-URSS, et même à l'égard de l'Arménie assiégée, a vite cédé la place à une intransigeance qui n'avait rien à envier à la brutalité imputée à Moscou. Refusant tout aménagement technique qui aurait permis à ce type de petit pays d'adhérer au traité commercial avec l'Europe, tout en coopérant avec l'Union douanière russe, elle a fermé la voie à toute évolution en douceur de son interlocuteur. A cette perspective réformiste, synonyme de progrès et de paix, Bruxelles a préféré une approche dure et clivante, recherchant un bras de fer avec les Russes qu'elle a tenté de faire endosser par Erevan. Comme si, en plus des défis auxquels elle est confrontée, l'Arménie assiégée pouvait s'accorder le luxe d'un contentieux supplémentaire. Alors que l'Europe se garde bien pour sa part de prendre le risque de heurter la Turquie, en exigeant d'elle l'ouverture de sa frontière illégalement fermée avec l'Arménie. Une condition qui rendrait pourtant tout son sens au concept "libre échange".

Cet épisode, révélateur de l'âpreté des batailles en cours entre "l'Est et l'Ouest", montre que tous les coups sont permis. En étant dure avec les faibles et faible avec les forts, l'Europe a néanmoins dans cette affaire obscurci son image et altéré sa force d'attraction. Notamment aussi auprès d'une opposition arménienne qui a été sacrifié sur l'autel de la négociation avec le régime en place. Comme le sera sans doute également celle de l'Azerbaïdjan (cette fois pour des intérêts pétroliers) lors de la présidentielle du 9 octobre prochain dans ce pays. Un renouement avec ses fondamentaux qui se traduiraient par un peu plus de souplesse et un peu moins de cynisme dans son programme de partenariat oriental participerait à un retour de Bruxelles sur les sentiers d'une gloire aujourd'hui bien entamée dans cette région du monde.

Ara Toranian, directeur de publication des Nouvelles d'Arménie magazine

Le 1er octobre 2013

Le Monde.fr