par Ara Toranian
Dans un arrêt qui restera comme une honte absolue dans l’histoire de la Cour Européenne des droits de l’homme, cette instance, qui n’a jamais aussi mal porté son nom, vient de donner raison le 17 décembre à Dogu Perincek, négateur revendiqué du génocide des Arméniens. Cet organisateur du Comité Talaat (le «Hitler» turc), avait intenté un recours contre une décision de la justice suisse qui lui avait infligé une amende pour ses déclarations négationnistes. Cet individu, entre autres dirigeants du parti de travailleurs turcs (un groupuscule nationalisto-stalinien), avait en effet prétendu lors d’un meeting à Lausanne que le «génocide arménien» était un «mensonge international». Ces propos attentatoires à la mémoire des victimes et diffamatoires à l’égard des descendants avaient fait l’objet d’une condamnation, en vertu de la loi suisse réprimant le négationnisme.
La Cour européenne des droits de l’homme, auprès de laquelle il avait intenté un recours, vient d’annuler cette décision au nom de la liberté d’expression. Cette instance, dans un jugement aussi irresponsable qu’ubuesque, a ainsi apporté sa caution à la propagande négationniste sur le génocide des Arméniens. Et ce en vertu des arguments suivants : 1) Il n’y a pas consensus sur les faits, puisque seule une vingtaine d’États sur 190 les a reconnus (mais est-ce au Parlement de légiférer sur l’histoire, demanderait Pierre Nora ?). 2) Il n’y a pas eu de jugement international les qualifiant (ce type de structure n’existait tout simplement pas à l’époque). 3) La notion de génocide est floue et offre donc matière à discussion (alors que le concept a été forgé par Raphaël Lemkin à partir justement de l’extermination des Arméniens de l’Empire Ottoman).
A un an des commémorations du centième anniversaire de ce crime «lèse humanité», comme l’avaient nommé le 24 mai 1915 la France, l’Angleterre et la Russie à un moment où le mot génocide n’existait pas encore, cet arrêt vient de tuer une deuxième fois, au nom de la Cour européenne des droits de l’homme, les un million et demi de victimes du gouvernement «Jeunes turcs». Il faut laisser aux juristes le soin de décortiquer sa pertinence juridique. Il n’est pas douteux qu’à l’instar de deux juges dissidents qui se sont publiquement désolidarisés de cet arrêt, ils trouveront matière à le dénoncer comme il le mérite. Et qu’en en démontant les mécanismes scandaleux, ils feront ainsi écho au président de cette Cour qui a tenté une bien maladroite justification de ce verdict, en essayant d’en minimiser la portée. Il reviendra ensuite à la Suisse, qui s’est bien mal défendue dans ce dossier, de faire appel dans les trois mois. Ce qui n’est pas gagné, compte tenu des pressions d’Ankara.
Cette incroyable affaire dépasse en réalité les simples questions techniques afférentes à l’évolution du droit, qui est une matière vivante, en constante mutation. Elle touche à la morale, à la justice, à la conscience humaine, à tout ce qu’il y a de plus fondamental et profond dans les sociétés démocratiques. Comment une instance se prévalant des Droits de l’homme a-t-elle osé s’appuyer sur des arguties juridiques des plus contestables, pour in fine préférer protéger l’organisateur du Comité Talaat, structure dont elle a pris bien soin d’occulter l’existence dans les dizaines de pages de son jugement, au détriment de la dignité des victimes, qui ne sont plus là pour se défendre ? Comment a-t-elle pu décider qu’il était légal de considérer que la vérité de leur extermination était «un mensonge international» alors que manifestement c’est le silence sur cette mise à mort de tout un peuple qui a été pendant des décennies «un mensonge international» ? Comment a-t-elle pu faire abstraction du négationnisme d’État de la Turquie, qui ne figure nulle part dans ses attendus ? Comment a-t-elle eu le culot d’établir aussi ouvertement deux poids deux mesures entre la négation des deux grands génocides du XX e siècle, alors que celui relatif à l’annihilation des Arméniens justifie d’autant plus les sanctions pénales qu’il est promu par un État membre du G20 qui fait du déni du crime un enjeu commercial de première importance dans ses relations internationales ? Une telle aberration interpelle : la CEDH est-elle totalement aveugle ou y a-t-il autre chose derrière sa décision ?
Face à un État structurellement négationniste, qui a fait de la lutte contre les allégations de génocide la priorité de sa politique étrangère, qui dépense des fortunes pour acheter les consciences, qui réussit à instrumentaliser les plus grandes entreprises internationales pour qu’elles se fassent les lobbyistes de sa politique anti-arménienne auprès de leur propre Etat (on se souvient de l’intervention d’AXA sur les sénateurs français en janvier 2012, pour faire invalider la loi Boyer), tous les doutes sont permis.
En tout cas une chose est sûre, ce jugement épouvantable donne tout son sens au combat des descendants des victimes qui demandent depuis presque 100 ans la vérité et la justice. Et il ne pourra que relancer et légitimer toute la mobilisation qui est d’ores et déjà à pied d’oeuvre pour non seulement commémorer 1915, mais lutter pied à pied contre ses réminiscences, où qu’elles se manifestent.
19 décembre 2013