Pour la Cour européenne des droits de l’homme, la négation du génocide des Arméniens ne constitue pas un délit. Telle est la portée de l’arrêt que ses juges ont rendu le 3 décembre 2013. Un arrêt scandaleux et une insulte aux victimes de ce génocide.
Tout avait pourtant bien commencé. En 2007, un tribunal suisse condamne Dogu Perincek, le Président du Parti des travailleurs de Turquie (une formation ultranationaliste contrairement à ce que son appellation laisse entendre) pour avoir nié le génocide des Arméniens de 1915 en le qualifiant "de mensonge international" lors d’une conférence en Suisse.
Après avoir épuisé les différents niveaux de juridiction en Suisse où il était à chaque fois condamné à une amende et à des dommages et intérêts, Dogu Perincek a porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Et contre toute attente, la juridiction du Conseil de l’Europe a remis en cause les décisions des tribunaux suisses en affirmant que cette condamnation, prononcée au nom d'une loi suisse qui réprime la négation de tout génocide, constitue une violation du droit à la liberté d'expression !
Selon la Cour de Strasbourg, « Dogu Perinçek tenait un discours de nature historique, juridique et politique et ce discours s'inscrivait dans un débat controversé », et d’ajouter : « En raison de l'intérêt public du discours, la Cour estime que la marge d'appréciation des autorités internes était réduit ».
Les juges soulignent le fait que « Dogu Perincek n'a jamais contesté la réalité des massacres et des déportations dont ont été victimes les Arméniens et n’a pas exprimé de mépris à l’égard des victimes des événements de 1915 ».
En somme, cet idéologue négationniste ne serait qu’un scientifique contribuant au débat historique et usant pour ce faire de sa liberté scientifique. Par ailleurs, la Cour considère aussi que la pénalisation du négationnisme ne se justifie pas dans cette affaire, car elle ne répond pas à « un besoin social impérieux en Suisse ».
Quant au génocide, la Cour estime qu’il s’agit d’une « notion de droit très étroite dont la preuve est par ailleurs difficile à apporter ». A cet égard, il est intéressant d’observer que les juges ont établi soigneusement une distinction entre cette affaire et d'autres condamnations judiciaires relatives à la négation de la Shoah. Ce génocide est un fait historique alors que dans le cas du génocide des Arméniens, la Cour estime qu’il ne s’agit que d’une qualification juridique ! « Dans ces affaires [de négation de la Shoah], les requérants avaient nié des faits historiques, parfois très concrets, comme l’existence des chambres à gaz », précise la Cour. « Ils niaient les crimes commis par le régime nazi, lesquels avaient une base juridique claire et qui avaient été jugés clairement établis par une juridiction internationale ». Ce qui n’est pas le cas du génocide des Arméniens pour la Cour de Strasbourg.
« Cela nous ne le savons que trop », déplore Michel Mahmourian, avocat et président du Comité des Arméniens de Belgique. « Comme nous savons qu’il est sans doute trop tard pour organiser un procès, surtout au niveau international. Mais à qui la faute sinon aux Etats, qui ont renié leur promesse de justice en signant le Traité de Lausanne et ont voué les survivants à l’oubli ? Certains ont décelé derrière cet arrêt un cynisme désespérant propre à pousser certains esprits fragiles à en venir aux mains ».
Heureusement, cette décision de la Cour européenne des droits de l’homme peut faire l’objet d’un appel, la Suisse ayant trois mois pour exercer ce recours. « On imagine mal que la Suisse s’abstienne », réagit Michel Mahmourian. « Nous ne manquerons pas d’écrire à l’ambassadeur de Suisse combien il nous paraît impensable que, faute d’un appel, la Suisse se salisse en devenant à jamais responsable d’un si regrettable précédent judiciaire ».
Cet arrêt controversé ne suscite pas le malaise qu’auprès de la communauté arménienne. Manifestement mieux au fait de la spécificité du génocide des Arméniens et du négationnisme d’Etat dont il est l’objet, quatre juges la Cour de Strasbourg statuant dans cette affaire, ont émis une opinion contraire et ont tenu à le publier dans l’arrêt.
En accordant la primauté à la liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’homme écarte d’un revers de manche le besoin de justice et réhabilite des faussaires qui n’ont jamais renoncé au génocide dont ils s’efforcent d’effacer les traces.
Nicolas Zomersztajn
9 janvier 2014