Dans cet arrêt rendu le 3 décembre 2013, la Cour estime que les tribunaux suisses ont violé la liberté d’expression d’un propagandiste turc en le condamnant pour avoir nié publiquement le génocide des Arméniens qu’il qualifiait de « mensonge international » lors de conférences qu’il a données sur le territoire suisse. Selon la Cour de Strasbourg, cet idéologue négationniste ne serait qu’un scientifique contribuant au débat historique et usant pour ce faire de sa liberté scientifique. Par ailleurs, la Cour considère aussi que la pénalisation du négationnisme ne se justifie pas dans cette affaire, car elle ne répond pas à « un besoin social impérieux en Suisse ».
Les juges de la Cour européenne des droits de l’Homme ne peuvent se revendiquer de l’universalité des droits de l’Homme et considérer que des négationnistes d’un génocide reconnu par les instances européennes puissent s’exprimer en toute impunité. Cette conception de la liberté d’expression semble radicalement contraire au regard exigeant de René Cassin (1887-1976), dont les juges de cette juridiction prétendent se revendiquer dans leur action.
Grande figure du judaïsme français, rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, prix Nobel de la paix et Président de la Cour européenne des droits de l’Homme entre 1965 et 1968, René Cassin a marqué de son empreinte humaniste cette juridiction européenne. Les conceptions qui le guident lorsqu’il participe à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 tirent précisément les conséquences des atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale. « Cette déclaration se présente comme la plus vigoureuse et la plus nécessaire des protections de l’humanité contre les atrocités et les oppressions dont tant de milliers d’êtres humains ont été victimes à travers les siècles et plus particulièrement pendant et entre les deux guerres », proclamait René Cassin devant l’Assemblée générale des Nations Unies. En considérant le négationnisme du génocide des Arméniens comme l’expression d’une opinion, les juges de Strasbourg envoient un signal désastreux aux négationnistes : en Europe, ils peuvent nier et déverser leur haine délirante. Cette décision ignore complètement le besoin de justice des Arméniens.
Terriblement marqué par l’Affaire Dreyfus et l’antisémitisme, René Cassin a été très tôt confronté à l’injustice. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais sombré dans le juridisme lorsqu’il exerçait le droit. Militant des droits de l’Homme, il n’a jamais ignoré que les racistes et les antisémites ne se gênent pas de se prévaloir de ces droits de l’Homme pour mieux les bafouer. Après la signature des Accords de Munich en 1938, il n’a pas non plus hésité à démissionner de la Société des Nations (SDN) « devenue une grande machine sans moteur » incapable de défendre la démocratie tchécoslovaque face à l’ogre nazi.
Lorsqu’il présidait l’Alliance israélite universelle, René Cassin veillait scrupuleusement à ce que cette institution juive inscrive son action dans une perspective universaliste. Il aimait d’ailleurs répéter que « l’Alliance doit toujours se placer sur le plan de la dignité ». S’ils veulent demeurer fidèles à l’œuvre de René Cassin et éviter que la Cour européenne des droits de l’Homme ne devienne une « grande machine sans moteur », les juges de Strasbourg devraient aussi se placer sur le plan de la dignité humaine et accepter la pénalisation de la négation du génocide des Arméniens.
4 février 2014
Nicolas Zomersztajn