La présence de notre ami Dogan Özgüden, rédacteur en chef d’Info-turk.be, en tant que militant de la démocratisation en Turquie a constitué le moment fort de la cérémonie lyonnaise. Voici le texte de son allocution.

Chers amis,

Aujourd’hui nous commémorons le premier génocide du 20e siècle dans une confusion totale en raison de l’offensive diplomatique d’Ankara digne des grandes manipulations ottomanes. Juste à la veille de cet anniversaire, Ankara a annoncé la mise en place d’une "feuille de route" destinée à normaliser les relations entre l’Arménie et la Turquie.

Une promesse d’ouverture des frontières turco-arméniennes liée toutefois à plusieurs concessions de la part de l’Etat arménien. Renvoyer la reconnaissance du génocide des Arméniens aux calendes grecques, imposer à Erevan les conditions de l’Azerbaïdjan sur Nagorny Karabakh... Et le plus important, faire oublier au nouveau président américain Obama le mot de génocide !

Les dirigeants d’Ankara, pour imposer leur diktat, exploitent la situation du peuple de Hayastan, qui souffre des problèmes économiques et sociaux en raison du blocus de la Turquie.

Les médias turcs applaudissent déjà cette démarche de dernière minute comme un coup mortel à la diaspora arménienne, qui attendait d’Obama la prononciation du mot de génocide.

On est bien habitué à ces sortes de manœuvres diaboliques du régime d’Ankara. Tous les peuples victimes de ce régime répressif d’Ankara ont avalé plusieurs fois cette pilule amère. Quelques petits gestes, quelques promesses... Une marche de cadence de Janissaires. Un pas en avant, deux pas en arrière. Non seulement les Arméniens, les Kurdes, les Assyriens, les Grecs, mais aussi les contestataires turcs souffrent depuis des décennies de cette politique sinistre.

Les gouvernements des pays démocratiques européens, quant à eux, sont déjà devenus les marionnettes de ce jeux politique.

Si aujourd’hui je suis ici avec vous, c’est pour rappeler que, malgré toutes les manœuvres du régime d’Ankara, il y a en Turquie un réveil considérable à l’égard du génocide des Arméniens, qualifié là-bas de "grande catastrophe".

C’est pour la première fois aujourd’hui, à l’initiative de l’Association des Droits de l’Homme, on commémore à Istanbul le début du génocide des Arméniens déclenché par l’arrestation de toute l’élite arménienne : intellectuels, hommes politiques et religieux...

Il s’agit de la troisième étape importante d’ un long chemin de reconnaissance de ce génocide dans un pays qui se trouve toujours sous la répression d’une oligarchie militaro-politique farouchement négationniste.

Il y a deux ans, après l’assassinat de Hrant Dink, des dizaines de milliers de personnes scandaient dans les rues d’Istanbul : "Nous sommes tous des Hrant Dink, nous sommes tous arméniens".

Il y a quelques mois, 30 mille défenseurs des droits de l’Homme ont signé une déclaration demandant pardon aux Arméniens. Depuis lors, les noms des signataires sont affichés dans les médias nationalistes comme "traîtres à la patrie et à la nation turque" souvent avec l’appel à la vengeance : "N’oublie jamais ces noms maudits !"

En ce jour de commémoration, je me permets de répéter devant vous, descendants de plus d’un million de victimes du génocide : "Je vous demande pardon !".

Il ne s’agit pas d’une demande seulement en tant que Tturc.

Il s’agit également d’une demande de pardon en tant qu’être humain, défenseur des droits de l’Homme.

En tant qu’exilé politique loin de mon pays natal depuis plus de trente ans, je suis témoin de la complicité des pays démocratiques européens avec le régime d’Ankara dans la négation du génocide des Arméniens.

Donc, personnellement pour moi, il s’agit aussi d’un pardon au peuple arménien en tant que citoyen européen.

J’étais témoin de l’adoption de la reconnaissance du génocide arménien il y a plus de vingt ans par le Parlement européen.

Aujourd’hui, les parlementaires européens se taisent devant les chantages d’Ankara. On ne parle plus du génocide des Arméniens.

Encouragé par cette soumission de l’Union européenne, on inculque chaque jour aux jeunes turcs la supériorité de la race turque et de l’Islam.

Les responsables du génocide arménien comme Talât, Enver et Cemal sont honorés sans cesse par les hommes politiques, militaires et par les grands médias.

Or, pour pouvoir prendre une place dans l’union des pays démocratiques, la Turquie doit reconnaître tous les crimes génocidaires et même fratricidaires commis non seulement par le Sultan Rouge, ou la dictature d’Ittihad et Terakki, mais aussi par la république de Turquie.

Né pendant la période républicaine, j’ai été témoin de l’envoi des citoyens non musulmans au camp de travail forcé à Askale pendant la deuxième guerre mondiale.

J’ai vécu le pogrom de l’année 1955 contre les Grecs et Arméniens.

Je parle aussi des fratricides, parce que j’ai vécu trois coups d’état militaires, plusieurs tentatives de coups d’état militaires ainsi que des dizaines de régimes de loi martiale.

Les cibles et victimes des arrestations, tortures, emprisonnements et des pendaisons qui suivent ces coups d’état étaient principalement des progressistes turcs et kurdes.

En 1993, à Sivas, 37 intellectuels turcs ou kurdes d’obédience alévite ont été brûlés vifs.

Depuis les année 80, l’armée turque mène une guerre génocidaire contre le peuple kurde sous la bienveillance des Etats-Unis et de l’Union européenne.

Le plus grand poète turc Nazim Hikmet disait dans un de ses poèmes à la sortie de prison :

Les lampes de l’épicier Karabet sont allumées, Le citoyen arménien n’a jamais pardonné Que l’on ait égorgé son père Sur la montagne kurde

Aujourd’hui c’est le peuple kurde qui est exterminé sur la montagne kurde !

Il y a quelques années, le négationnisme était si fort que, même un de plus grands musiciens du pays avait censuré cette timide allusion au génocide arménien dans un oratorio qu’il a composé pour Nazim Hikmet.

C’ était honteux.

Une telle autocensure est mille fois plus honteuse que la censure de l’Etat.

Le peuple turc doit absolument briser ce tabou.

La Turquie doit déchirer les mensonges de ses dirigeants et de ses médias, doit reconnaître le génocide des Arméniens, Assyriens, Grecs et Kurdes si elle veut vraiement prendre une place honorable dans la famille des pays démocratiques.

Ceci est la condition sine qua non d’une adhésion turque à l’Union européenne.

Lyon, le 24 avril 2009

 http://france-armenie.net/spip.php?article375