Agence Télégraphique Suisse - SDA -21/01/2015
La Suisse jouera gros le 28 janvier devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à Strasbourg. Elle va défendre la condamnation pour discrimination raciale infligée par la justice vaudoise à Dogu Perinçek qui avait qualifié le génocide arménien de "mensonge international".
L'affaire enflamme les esprits côté arménien et turc, mais pas seulement. Dans un contexte de débats, parfois sanglants, sur la liberté d'expression et ses limites, le cas Perinçek suscite un intérêt très large.
Discrimination raciale
L'histoire débute en 2005. Président du Parti des travailleurs de Turquie (extrême gauche), l'ultranationaliste Dogu Perinçek, né en juin 1942, donne des conférences en Suisse au cours desquelles il nie l'existence du génocide arménien de 1915. En mars 2007, le Tribunal de police de Lausanne le condamne pour discrimination raciale au sens de l'article 261 bis du Code pénal. Ses mobiles sont racistes et n'ont rien à voir avec la recherche historique, selon la justice.
Confirmé jusqu'au Tribunal fédéral, le verdict est cependant dénoncé en décembre 2013 par la CEDH. Véritable coup de tonnerre, l'arrêt affirme que la Suisse a violé la liberté d'expression. Sans se prononcer sur la qualification juridique du génocide arménien, elle affirme qu'une société démocratique doit pouvoir débattre des questions sensibles, même si cela déplaît.
Enjeu capital
Dire que les Arméniens et leur diaspora ont été ulcérés par ce jugement est faible, surtout à la veille du centenaire du génocide. A l'inverse, la Turquie s'est félicitée d'une décision qu'elle réclamait depuis longtemps. Pour elle, des massacres ont certes été commis de part et d'autre dans une époque troublée (14-18), mais pas de génocide.
Pour la Suisse, qui a demandé le réexamen de l'arrêt par la Grande Chambre de la CEDH (17 juges), l'enjeu est de taille. "La négation haineuse et discriminatoire des crimes contre l'humanité trouble gravement l'ordre public et porte atteinte à la dignité des victimes et de leurs proches", indique à l'ats l'Office fédéral de la justice (OFJ).
"Le réexamen du cas Perinçek vise à préciser la marge de manoeuvre dont disposent les autorités suisses dans l'application prudente de la norme antiraciste tout en respectant la liberté d'expression", ajoute le porte-parole de l'OFJ, Folco Galli. La Suisse célèbre cette année les 20 ans de cette norme dans un contexte politique tendu. L'UDC fustige régulièrement l'influence de la Cour de Strasbourg.
"Mal au ventre"
La querelle ne date pas d'hier. Fin 2006, le conseiller fédéral Christoph Blocher avait critiqué la norme antiraciste affirmant lors d'un voyage en Turquie que l'article 261 bis lui faisait "mal au ventre". Il se référait déjà à la condamnation d'un historien turc poursuivi pour propos négationnistes.
Autant dire que l'avis définitif de la Grande Chambre, qui ne sera révélé qu'ultérieurement, sera crucial. Au cas où l'arrêt de 2013 était confirmé et que la liberté d'expression l'emportait, la Suisse serait bien obligée d'en tenir compte.
Relations souvent tendues
Ironie de la procédure, l'UDC pourrait alors se féliciter de voir son combat enfin reconnu. Et par qui ? Par la Cour de Strasbourg. Si, au contraire, la Grande Chambre revenait sur la décision de 2013, Ankara, qui préside en 2015 le G20, ne manquerait pas d'exprimer sa colère, assombrissant à nouveau les relations avec Berne.
Face à ces enjeux, les parties affûtent leurs armes. Le président d'honneur de l'Association Suisse-Arménie (ASA), Sarkis Shahinian l'affirme: "L'audience permettra d'affirmer une fois pour toutes, noir sur blanc, que la liberté d'expression n'a rien à voir avec la volonté de nier une évidence: le génocide arménien".
Débattre sans haine
De son côté, la Fédération des associations turques de Suisse romande (FATSR), représentée par l'avocat et conseiller national Yves Nidegger (UDC/GE), affirme qu'il faut pouvoir "débattre sans haine ni racisme, des événements survenus il y a un siècle dans l'Empire ottoman". Le point de vue arménien devrait être défendu à Strasbourg notamment par la femme de George Clooney, l'avocate Amal Alamuddin Clooney.