En n’abordant pas la question du génocide arménien, les deux pays ont provoqué l’ire d’une partie importante de la diaspora arménienne.

A l’automne 1915, un ingénieur autrichien, un certain Litzmayer, qui participait à la construction du chemin de fer reliant Constantinople à Bagdad, a vu une imposante armée turque en marche vers la Mésopotamie. Mais, en s’approchant, il a compris qu’il s’agissait d’une longue caravane composée de femmes, qui avançaient encadrées par des soldats. Il y avait là quelque 40 000 femmes, toutes arméniennes. Elles avaient été séparées des hommes, dont la plupart avaient déjà eu la gorge tranchée par des gendarmes turcs. Déportées, elles prenaient part à une marche forcée génocidaire qui au total a coûté la vie à près de 1,5 million d’Arméniens.

Violées et battues sans cesse, quelques-unes avaient pris du poison quand on les avait arrachées à leurs maisons à Erzeroum, Serena, Sivas, Bitlis et d’autres villes de l’Arménie occidentale, sous contrôle turc. “Certaines étaient dans un tel état qu’elles n’étaient plus que des squelettes enveloppés de guenilles, dont la peau avait été tannée par le soleil, le froid et le vent. Beaucoup de femmes enceintes, devenues insensibles, avaient abandonné leurs nouveau-nés sur le bord de la route en signe de protestation contre l’humanité et contre Dieu”, a écrit l’évêque Grigoris Balakian, un des contemporains de Litzmayer. Chaque année surgissent de nouvelles preuves de ce nettoyage ethnique de masse, le premier holocauste du xxe siècle. Et, chaque année, la Turquie nie avoir jamais commis un génocide. Pourtant, le 10 octobre, suscitant l’horreur de millions de descendants des rescapés arméniens, le président de ­l’Arménie, Serge Sarkissian, s’est entendu avec la Turquie sur un protocole prévoyant le rétablissement de relations diplomatiques, prélude à de nouvelles concessions commerciales et pétrolières. Un accord conclu au mépris de la promesse la plus importante qu’il avait faite aux Arméniens de l’étranger. Il n’a pas exigé de la Turquie qu’elle reconnaisse sa responsabilité dans le génocide arménien de 1915.

Le 7 octobre, à Beyrouth, devant l’hôtel de M. Sarkissian, des milliers d’Arméniens ont manifesté contre ce traité. “Nous n’oublierons pas”, clamaient les banderoles. “L’histoire arménienne n’est pas à vendre.” A leurs yeux, le président était un traître. “Comment peut-on brader un million et demi de martyrs ?” lançait l’un d’entre eux. “Et les territoires arméniens en Turquie, et les maisons que nos grands-parents ont abandonnées ? Sarkissian les a vendus aussi.” La triste vérité, c’est que les 5,7 millions de membres de la diaspora arménienne éparpillée en Russie, aux Etats-Unis, en France, au Liban et dans bien d’autres pays sont les descendants des habitants d’Arménie occidentale [dite aussi Petite Arménie, actuellement en Turquie]. Ce sont eux qui ont été les plus durement touchés par les brutalités ottomanes.

L’Arménie d’aujourd’hui, que l’on appelait autrefois l’Arménie orientale, est un petit pays dépourvu d’accès à la mer. Sa population n’est que de 3,2 millions d’habitants. C’est un pays pauvre, doté d’une démocratie profondément corrompue. Il dépend des fonds que versent les Arméniens plus aisés de l’étranger. C’est ce qui explique la mission désespérée de Serge Sarkissian à New York, Los Angeles, Paris, Beyrouth et Rostov-sur-le-Don pour les convaincre de soutenir le traité, signé en Suisse par les ministres des Affaires étrangères arménien et turc. Les Turcs ont aussi proclamé qu’un ­règlement était en vue sur la question du Haut-Karabakh, région de l’Arménie historique conquise sur l’Azerbaïdjan par les milices arméniennes il y a presque vingt ans, non sans un peu de nettoyage ethnique de la part des Arméniens, précisons-le. C’est le refus du gouvernement d’Erevan de faire de la reconnaissance turque du génocide une condition des négociations qui a ulcéré la diaspora. “Le gouvernement arménien cherche à faire passer la pilule en nous expliquant que des ­historiens turcs et arméniens discutent pour savoir ce qui s’est passé en 1915”, affirmaient à ­Beyrouth un des manifestants. “Mais est-ce que les Israéliens maintiendraient des relations diplomatiques avec Berlin si le gouvernement allemand remettait soudain en doute l’Holocauste juif et proposait que des historiens en débattent ?” Il y a toujours eu de la trahison dans l’air. Barack Obama est le troisième président américain de suite à avoir promis à ses électeurs d’origine arménienne qu’il reconnaîtrait le génocide s’il était élu – pour mieux les trahir, une fois à la Maison-Blanche, en refusant même d’utiliser le mot. En dépit de dénonciations tonitruantes, au lendemain du drame, par Lloyd George et Churchill – le premier homme politique britannique à avoir parlé d’holocauste –, aujourd’hui, le ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni soutient timidement que les “détails” des massacres de 1915 font toujours l’objet d’interrogations. Or les preuves ne cessent d’affluer, même de la part de nos lecteurs. Dans une lettre qu’il m’a adressée, Robert Davidson, un Australien, m’a expliqué que son grand-père, John “Jock” Davidson, ancien combattant de l’Australian Light Horse, qui a pris part aux combats contre les Turcs en Mésopotamie, a été témoin du génocide arménien. “Il avait écrit à propos des centaines de cadavres arméniens sous les murs de Homs [une ville de Syrie]. Il y avait des hommes, des femmes et des enfants, tous étaient nus et avaient été abandonnés là. Les cavaliers de l’Australian Light Horse ont été horrifiés par les brutalités dont ces gens ont été victimes. Une autre fois, sa compagnie a croisé une Arménienne et ses deux enfants squelettiques. Elle leur a fait comprendre par gestes que les Turcs avaient égorgé son mari et ses deux enfants plus âgés.”

Dans Armenian Golgotha [Le Calvaire arménien, éd. Knopf, inédit en français], son nouveau livre consacré à l’évêque Balakian, l’historien Peter Balakian (petit-neveu de l’ecclésiastique) rapporte comment des soldats britanniques qui s’étaient rendus aux Turcs à Kut El-Amara, aujourd’hui en Irak, avaient eux-mêmes été envoyés à la mort à marche forcée vers le nord. Des 13 000 prisonniers britanniques et indiens, seuls 1 600 ont survécu. Certains d’entre eux ont décrit ce qu’ils ont vu près de Deir Ez-Zour, non loin de Homs. “Dans cet immense désert, ils sont tombés sur des tas d’ossements humains, des crânes fracassés, des squelettes éparpillés et des monceaux de squelettes d’enfants assassinés.” Quand les ministres des Affaires étrangères se sont assis pour parapher leur protocole, à Zurich, peut-être est-ce du sang qui a coulé de leurs stylos.

Robert FISK - The Independent (London)

22 octobre 2009

Source : http://www.courrierinternational.com/article/2009/10/22/une-histoire-qui-ne-passe-pas