Ibuka Belgique – 12/07
Par Michel Mahmourian, Avocat du Barreau de Bruxelles,
Qu’offre actuellement la loi pénale aux victimes du négationnisme du génocide des Tutsi et de celui des Arméniens ?
1. La loi du 30 juillet 1981, dite loi Moureaux, réprime certains faits de racisme. Son article 1er dit notamment : « quiconque, dans l’une des circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal, incite à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne, en raison de sa race, de sa couleur, de son ascendance ou de son origine nationale ou ethnique».
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) l’a confirmé dans son arrêt du 24 juin 2003 prononcé en cause de l’écrivain et communiste français Roger Garaudy : «la contestation de crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d’incitation à la haine à leur égard».
La loi Moureaux pourrait donc être brandie par les parquets belges contre les négationnistes attisant la haine contre les Tutsi ou les Arméniens, mais ce n’est pas le cas, soit par manque structurel de moyens soit parce que la dimension raciste des agissements négationnistes n’est pas assez ostensible aux yeux de nos procureurs.
2. C’est cette lacune qui a donné naissance à la loi qui réprime la négation du génocide nazi. Suivant l’exemple d’autres pays européens, au premier rang desquels la France, en 1992, deux députés de la majorité, les socialistes Claude Eerdekens et Yvan Mayeur, déposent à la Chambre une proposition de loi « tendant à réprimer la contestation, la remise en cause et la négation ou l’apologie des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ». Ce qui motive leur démarche : « la falsification de la vérité historique outre qu’elle attente gravement à la mémoire des victimes, constitue une forme de réhabilitation d’un système politique radicalement contradictoire avec les principes d’égalité et de liberté inscrits dans notre démocratie », ce que la loi Moureaux ne suffit à appréhender. Les auteurs mettent en évidence que ce qui distingue le négationnisme parmi les agressions racisme, à savoir sa dimension collective et donc singulièrement politique.
Quant au principe d’une telle loi, relevons que la fille de l’historien Jean Stengers, Marie-Laure Stengers, députée libérale, citant au passage les écrits de son père, reconnait l’utilité d’une telle loi et suggère de nombreuses améliorations du texte proposé. Avec un collègue libéral, elle propose d’ailleurs, mais en vain, d’amender le texte pour l’étendre de telle manière que, si on l’avait suivie, nous ne serions plus ici à soupirer en quête d’une loi[1].
Des oppositions se manifestent invoquant la liberté d’expression, craignant pour la recherche historique, estimant que la réponse ne doit pas être pénale, que la loi Moureaux suffirait à régler le problème ou que la réponse devrait se situer « sur le plan social plutôt que pénal. Ces critiques sont à mettre sur le compte de la relative maladresse de la version initiale de la proposition et se dissiperont par la suite.
En janvier 1995, après concertation les députés Eerdekens et Mayeur soumettent un nouveau texte agréé par plusieurs collègues, qui ne sera plus modifié : « Est puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de vingt-six à cinq mille francs quiconque, dans l’une des circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal, nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale. »
La proposition est soumise pour avis au Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme. Dans sa note, on peut lire qu’en Belgique ces faits se limitent « à nier l’holocauste, à enterrer la vérité historique de l’existence de camps de concentration et d’extermination nazis et à œuvrer pour la réhabilitation du nazisme », qu’ils sont l’œuvre d’individus membres de groupes d’extrême droite, dont, malgré l’activité, l’influence sur l’opinion publique est « restée très marginale. » La note relève que, faute de législation, la Belgique est devenue la « plaque tournante du révisionnisme/négationnisme », dans la mesure où des éditeurs interdits dans les pays voisins s’installent chez nous.
La discussion met en lumière la volonté de doter la justice pénale d’un moyen d’atteindre le discours négationniste qui échapperait à la loi Moureaux par son « recours à une pseudo-science » évitant de viser les Juifs et d’user de termes antisémites. L’on souligne que si ce type de discours relève en principe de la liberté d’expression garantie par la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme, la CEDH admet que cette liberté n’est pas absolue et qu’elle peut être soumise à des restrictions nécessaires dans une société démocratique.
Cette jurisprudence est résumée par ces mots du professeur Ergec : « L’Etat de droit, que la Convention présuppose, n’est pas un état d’impuissance. Les valeurs qu’il incarne n’excluent pas la fermeté contre les ennemis de la liberté ». Le texte proposé ne prend en compte que la négation du génocide nazi. La question de son extension au génocide des Arméniens est posée. Le groupe libéral flamand exprime sans doute l’opinion générale en estimant que, pour l’heure, les menées révisionnistes ne visent que les « événements de la seconde guerre mondiale ». « Rien n’empêcherait », ajoute-t-il, « d’étendre le champ d’application de la loi en cas de négation ou d’apologie aussi systématique d’autres faits ».
Quant au génocide des Tutsi, qui eut lieu l’année précédente, il n’a été mentionné que lors de la discussion en commission de la Justice du Sénat.
La loi est adoptée le 23 mars 1995 à l’unanimité. Personne ne s’est abstenu. Dans les milieux antisémites, on se moque de cette loi en la dénommant la « loi shoah ». Ceux qui colportent ces sarcasmes ne l’ont même pas lue. En effet, la loi ne vise ni la Shoah ni le génocide des Juifs, mais « le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale ». Si le législateur a voulu avoir égard à la mémoire des victimes, il ne les nomme pas. Il ne saurait donc y avoir concurrence entre les victimes. Toutes celles du régime nazi bénéficient de la loi. Les Arméniens tiennent à cette formulation car si on devait étendre la loi aux événements de 1915, les autres peuples chrétiens victimes des Jeunes-turcs pourraient également se constituer partie civile.
3. Voilà pour l’état actuel de notre droit, un droit qui n’a plus guère évolué depuis lors alors que le négationnisme se développe en toute impunité. Les obstacles à une juste pénalisation du négationnisme sont de deux types : ils sont politiques et juridiques.
3.1. Les obstacles politiques sont relativement connus. Si l’évolution des 40 dernières années montre la volonté belge de sortir le génocide des Arméniens des oubliettes, de le reconnaître comme tel et de l’enseigner ; si par ailleurs le législateur a pris conscience de la nocivité du négationnisme et de la nécessité de considérer d’autres génocides, il est bridé, voire entravé par le négationnisme du puissant Etat turc et de son relai, la communauté turque en Belgique, avec son réseau associatif et sa concentration géographique, qui lui assure une certaine représentation politique. Actuellement le rapport des forces est tel qu’au niveau fédéral la volonté politique est paralysée.
Ainsi, par exemple, pour marquer le 100è anniversaire du génocide des Arméniens, le gouvernement fédéral, encore compétent en matière pénale, n’avait-il prévu qu’une seule manifestation : Europalia-Turquie. C’est aussi pour cette raison que, de l’aveu même du ministre de la Justice de l’époque, en commission de la justice du sénat, le 7 juin 2005, le chapitre du projet de loi visant à adapter notre droit pénal à une convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité tendant à étendre la loi du 23 mars 1995 a été retiré.
D’autre part, en raison de sa taille on comprend que notre pays hésite à monter en première ligne contre le négationnisme exporté par Ankara. Si, comme son parlement l’avait décidé, la France avait bravé la Turquie en étendant sa loi réprimant la négation du génocide nazi, la Belgique aurait peut-être eu moins peur de lui emboîter le pas. Mais, en février 2012, le Conseil constitutionnel français a frappé cette loi d’inconstitutionnalité après une impressionnante levée de boucliers des historiens excédés par les lois dites mémorielles. Il faut dire que le législateur français avait commis l’imprudence de considérer que puisque la loi française reconnait le génocide des Arméniens, sa simple contestation est punissable.
3.2. Les obstacles juridiques tiennent pour l’essentiel à la jurisprudence de la CEDH. L’extension de la loi du 23 mars 1995 instaurerait une limitation à la liberté d’expression. Elle devrait donc être évaluée au regard de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre cette liberté.
Le professeur François Dubuisson avait étudié le projet de loi retiré en 2005 et avait alors fait observer ce qui suit : « Il ressort de l’analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et en particulier des décisions rendues dans les affaires Lehideux et Garaudy, que l’incrimination de discours concernant l’appréciation de faits historiques relatifs à des crimes contre l’humanité ou des génocides doit se faire avec prudence et discernement, afin de trouver un juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’expression et le débat d’idées, qui vise également l’expression d’opinions de nature à choquer ou heurter et, d’autre part, la condamnation de propos visant à remettre en cause les droits et libertés consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme.
A cet égard, plusieurs critères se dégagent de cette jurisprudence : le discours doit consister à nier la réalité de faits historiques clairement établis, et viser à réhabiliter les auteurs des crimes concernés et à inciter à la discrimination ou la haine raciale envers les victimes de ces crimes. Il apparaît ainsi que le critère de la volonté de dénigrer les victimes, en les accusant de falsification de l’histoire ou en justifiant les crimes commis est particulièrement pertinent.
Le projet de loi relatif au négationnisme devrait, afin d’assurer un meilleur équilibre avec la liberté d’expression, faire référence à l’intention de l’auteur de l’acte, qui devrait s’inscrire dans une perspective de discrimination, d’incitation à la haine, ou de dénigrement à l’égard des victimes ou de leur communauté. Ce critère permettrait d’assurer qu’une distinction juridique soit faite avec le nécessaire débat scientifique, intellectuel, critique ou politique auquel des événements historiques ou d’actualité sensibles, qu’ils fassent ou non l’objet de décisions judiciaires, doit pouvoir donner lieu. »
Il en résulte que la formulation de la loi de 1995 est adéquate et que son extension aux deux autres génocides niés pourrait être envisagée dans les mêmes termes, que le professeur Dubuisson approuve d’ailleurs, au motif qu’il importe pour la sécurité juridique de désigner précisément les génocides ou les crimes contre l’humanité dont la négation constitue une infraction, plutôt que de procéder par renvoi de façon générique et abstraite à des décisions d’organes divers, tels que des juridictions internationales.
Un récent arrêt de la CEDH, en cause d’un leader politique turc champion du négationnisme, a brouillé les cartes. L’arrêt 15 octobre 2015 estime que la Suisse a violé la liberté d’expression de Perincek en le condamnant au pénal pour ses déclarations provocantes au sujet du génocide des Arméniens, sur la base d’une loi pénale assez similaire à la nôtre. Cet arrêt a soulevé de nombreuses et sévères critiques quant à la procédure autant qu’au fond. Tout en soulignant qu’elle « n’a pas à dire si la criminalisation de la négation de génocides ou d’autres faits historiques peut en principe se justifier », la Cour, faisant la balance des intérêts en présence, a examiné le poids relatif à attribuer, au vu des circonstances particulières, à la liberté d’expression et aux « intérêts » de la communauté arménienne ; ce qui l’a amené à conclure que la condamnation pénale de Perinçek pour la négation de la qualification juridique de génocide des atrocités commises par l’Empire ottoman, n’était pas en l’espèce nécessaire au regard des exigences d’une société démocratique. Il est regrettable que la jurisprudence oppose à la liberté d’expression d’un négationniste, l’intérêt des Arméniens et la protection de leurs droits, comme si la propagande des successeurs des Jeunes-turcs n’affectait pas tout citoyen d’une société démocratique ; comme si la haine raciale, tel le nuage de Tchernobyl, s’arrêtait au dessus de la tête des Européens d’origine arménienne.
Cet arrêt mériterait d’être analysé en détail car il y a des leçons à en tirer. La première d’entre elles sera sans doute de conclure à l’impérieuse nécessité de dénoncer systématiquement et publiquement les menées négationnistes dont Tutsi et Arméniens sont victimes, afin que désormais nul n’en ignore, ainsi que les auteurs de telles agressions afin que chacun discerne derrière ce qui peut ressembler à l’expression d’une banale opinion, la continuation du génocide.
Le 24 mars 2016
Michel Mahmourian Avocat du Barreau de Bruxelles
[1] « Est puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de vingt six à cinq mille francs quiconque, par hostilité contre la race, l’appartenance ethnique ou la religion d’une personne ou d’un groupe de personnes, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autre crimes contre l’humanité. »