Au nom du Comité des Arméniens de Belgique et de son président, M. Robert Unusyan, dont j’ai l’honneur d’être l’interprète, je remercie Madame la présidente de la Chambre des Représentants de son invitation. Je remercie aussi la Chambre d’avoir, sur l’heureuse initiative de M. le député Michel De Maegd, institué en ce jour historique cette commémoration.
Le Comité des Arméniens de Belgique, qui a 100 ans et compte les célébrer, n’est une pas association. Il est issu de la transposition et de l’adaptation par les rescapés du génocide de 1915 parvenus en Belgique de l’organisation qui était celle des Arméniens à la fin de l’empire ottoman. Ils élisaient un parlement, qui élisait à son tour des commissions exécutives, la pyramide ayant à sa tête le patriarche arménien de Constantinople, comme il se doit dans un régime théocratique. Le Comité des Arméniens de Belgique est lui aussi élu indirectement par l’ensemble des Belges et résidents d’origine arménienne, ainsi que leurs conjoints, mais il est composé uniquement de laïc, le clergé arménien ayant été décimé. Le Comité est donc bien l’organe de cette part de la diaspora arménienne qui s’est fondue avec bonheur dans le peuple belge.
Dès l’origine, le Comité des Arméniens de Belgique a été l’interlocuteur utile du gouvernement belge notamment pour les questions relatives au statut des Arméniens auquel l’hospitalité était accordée. Ils étaient pour la plupart apatrides et porteurs du passeport Nansen délivré au nom de la Société des Nations mais le droit belge n’intégrait pas encore ces situations et les Arméniens, comme les Russes blancs, ont essuyé les plâtres.
Les Arméniens autorisés à s’établir en Belgique se sont fait oublier. Ils n’avaient qu’une hâte, celle de s’assimiler et de se fondre dans leur nouvelle patrie, mesurant leur bonheur de pouvoir vivre en sûreté dans une société chrétienne et libre. Ils avaient la passion patriotique des nouveaux convertis et l’ont conservée, alors même que notre pays semble malheureusement se détourner de son glorieux passé.
S’assimiler était la priorité, la Justice attendrait son heure puisque le Traité de Lausanne (1923) amnistiait les Jeunes-Turcs de leurs crimes. Et le silence qui recouvrit leurs sanglots dura plus de 50 ans.
Je n’ai évidemment pas le temps de vous conter l’histoire de ce génocide. Je me bornerai à souligner des aspects particulièrement actuels de ce crime.
1° si l’Empire ottoman a été vaincu le parti des criminels Jeunes-Turcs qui le gouvernait en 1915 n’a pas perdu la guerre. Il n’a pas été balayé et a obtenu ce qu’il voulait : tuer l’Arménien et lui voler son pays. A cause du Traité de Lausanne, le crime a payé et la Turquie a succédé à l’Empire ottoman comme en rêvaient les assassins. Vint Mustafa Kemal dit Ataturk, membre présentable du parti des Jeunes-Turcs, et la continuité est assurée jusqu’à ce jour par Erdogan, qui s’est senti assez puissant pour abandonner le déguisement laïc nécessaire lorsque la Turquie était au plus bas. Et l’on comprend mieux que la Turquie ne veuille pas reconnaître son crime. On comprend mieux pourquoi elle le nie avec toute sa force publique et privée et pourquoi il est nécessaire de protéger la Belgique contre cette propagande mortifère.
2° La Turquie est un Etat négationniste parce qu’il ne renonce pas au génocide. Nous en avons eu récemment la preuve par la nature de l’agression du Haut-Karabagh en septembre 2020 par les armées turco-azérie renforcées de mercenaires djihadistes. Il s’agit bien d’extermination de la population et de destruction de leurs églises et monuments comme en 1915. J’y reviendrai.
3° Si les Jeunes-Turcs ont renoncé à l’Empire au profit de l’Etat-nation sur le modèle français, ce qui justifiait à leurs yeux l’anéantissement préalable des Arméniens, le nationalisme des dirigeants turcs n’aurait pu leur donner la victoire sans un autre facteur généralement minimisé par les historiens : le puissant levier de la religion. Le génocide a été précédé d’un appel au djihad. La population n’aurait jamais soutenu les massacres et déportations ordonné par le gouvernement sans une justification religieuse. Du reste, après l’anéantissement des Arméniens, le pouvoir se jeta sur les Araméens, puis, en 1919, sur les Grecs du Pont. On peut donc voir cette flambée génocidaire comme une accélération du martyr des chrétiens d’Orient qui continue depuis des siècles dans ces contrées évangélisées avant la nôtre.
On comprend que le seul mot de génocide fasse peur et que naturellement l’on préfère regarder ailleurs, mais lorsque, comme en l’espèce, le génocide s’inscrit dans une démarche religieuse il tétanise. En 1968, pour la première fois, la Belgique officielle entendit la plainte des victimes de 1915. Le vibrant discours de la rentrée judiciaire de Bruxelles lui était miraculeusement consacré. Les murs du vieux palais Poelaert s’en souviennent encore. Dès sa première phrase, le futur bâtonnier Edouard Jakhian et futur président du Comité que je représente le dit : « En louant l’Arménie et en révélant l’injustice dont elle a été la victime, je pourrai enfin mettre un terme au sursis douloureux et impatient qui est le mien de vous entretenir d’un sujet qu’il est essentiel d’écouter, mais qu’il n’est pas bon d’entendre. »
50 ans plus tard, ce qu’il n’était pas bon d’entendre l’est hélas encore moins car la Belgique s’est affaiblie sur la scène internationale et désunie nationalement au point de subir dans sa chair le fanatisme de la guerre sainte. On comprend que la parole des Arméniens soit appréhendée.
Nous commémorons à juste titre les génocides. Pouvons-nous en prévenir d’autres ? L’Arménie en a besoin plus que jamais, car depuis la reconquête partielle du Karabagh par les forces azéries, en 2020, non seulement les hostilités n’ont pas cessé mais en septembre dernier c’est le territoire de l’Arménie elle-même qui a été envahi. Au point que, le 24 octobre dernier, l’association internationale des universitaires étudiant les génocides (International Association of Genocide Scholars) a tiré le signal d’alarme. Il y a risque de génocide contre l’ensemble des Arméniens du Caucase. Elle appelle donc
- la communauté internationale et le monde académique à condamner les discours de haine et la violence de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie et à les faire cesser,
- l’Azerbaïdjan à retirer ses troupes du territoire arménien et à respecter le droit à l’auto-détermination des Arméniens du Haut-Karabagh,
- la communauté internationale enfin à tenir pour responsable le régime autoritaire du président de l’Azerbaidjan Ilham Aliev des crimes déjà commis, crime contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Je sais que La Chambre a été saisie de propositions de résolution dans ce sens. La communauté euro-atlantique a montré par son soutien à l’Ukraine de quoi elle est capable en la matière même face à une des premières puissances nucléaires mondiales, pourquoi tremble-t-elle devant la Turquie et l’Azerbaïdjan ? Et si elle recule qu’adviendra-t-il, ensuite, de la Grèce, de Chypre et, plus tard, de nous-même.
Vraiment, je vous remercie de votre attention.