Par Anne-Marie Mouradian

En 2023, l’Egyptologie belge célèbre son centenaire. Et la communauté arménienne de Belgique souffle ses cent bougies. Que peut-il y avoir de commun entre ces deux événements si dissemblables ?

Le lien est incarné par deux hommes. Jean Capart, le père de l’Egyptologie belge, créateur en 1923 de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth de Belgique, était sensible à la cause arménienne. Arpag Mekhitarian qui lui succéda comme Secrétaire général de la Fondation était une figure de notre communauté qu’il présida de 1986 à 1990.

L’épopée égyptienne

 

En février 1923, le professeur Jean Capart initiateur des premières fouilles archéologiques belges en Égypte, est invité par Howard Carter à participer avec la reine Élisabeth de Belgique à l'ouverture de la chambre funéraire de Toutânkhamon. Profondément ému par la visite de la tombe du pharaon, il crée à son retour la Fondation égyptologique Reine Élisabeth de Belgique. Elle sera hébergée par les Musées Royaux d'Art et d'Histoire (Cinquantenaire) dont il est le conservateur. La Fondation (devenue aujourd’hui Association) se hisse rapidement au premier rang des instituts égyptologiques mondiaux et fait de Bruxelles, durant l’entre-deux guerres, la capitale européenne de l’égyptologie.

 

 

En mars 1930, la Reine Elisabeth retourne en Egypte en compagnie cette fois du Roi Albert 1er et du ministre des Affaires étrangères Paul Hymans. Elle y retrouve Jean Capart accompagné d’un jeune assistant dont il pressent le potentiel et qu’il tient à lui présenter comme le pupille de sa Fondation égyptologique. Le jeune homme âgé de dix-neuf ans servira de guide au ministre Hymans durant son excursion en Haute-Egypte. Il s’appelle Arpag Mekhitarian. Sa famille originaire de Tokat et de Marzevan a quitté l’empire ottoman pour l’Egypte où il est né le 24 janvier 1911 à Tanta, dans le delta du Nil. En 1925 au décès de son père, il a émigré avec sa mère et ses frères en Belgique.

 

Jean Capart remarque la passion du jeune Arménien pour le monde pharaonique ainsi que sa parfaite connaissance de la langue arabe et l’attache dès 1929 à la Fondation égyptologique. Arpag Mekhitarian participe à l’organisation du premier Congrès mondial de Papyrologie à Bruxelles et retourne à de nombreuses reprises en mission archéologique sur les rives du Nil. En 1937, Capart entame l’exploration de l’important site d'El Kab, ancienne capitale religieuse de la Haute-Égypte au sud de Thèbes, dont il a obtenu la concession pour la Belgique et lui confie la direction du chantier de fouilles. De 1940 à 1946, « Mekhi » comme l’appelle Capart, réside au Caire. La correspondance échangée entre les deux hommes témoigne des relations de confiance et d'affection qui les lient. Interrompues durant les années de guerre, les fouilles d’El Kab reprennent fin 1945 et permettront de retracer l’histoire de la cité antique, de découvrir et déblayer ses temples et monuments. L’endroit reste jusqu’à aujourd’hui un site de prédilection des égyptologues belges. Aram Alban, célèbre photographe arménien d’Egypte, a immortalisé en 1946 le dernier voyage de Jean Capart dans la région.

 

Après le décès de ce dernier, Arpag Mekhitarian est nommé, en 1947, Secrétaire général de la Fondation égyptologique et en incarnera la mémoire durant plus d’un demi-siècle. Il poursuit ses recherches sur le terrain et à Bruxelles, se bat pour la sauvegarde des tombes thébaines, rédige de nombreuses études et des ouvrages de référence dont La Peinture Egyptienne (1), tient des cycles de conférences, anime à la RTBF une émission consacrée à l’art égyptien… L’historien Jean-Michel Bruffaerts passionné par la période glorieuse de l’égyptologie belge, a évoqué leurs rencontres : « Le doyen de l’égyptologie belge, alors âge de 86 ans, me réserva un accueil des plus chaleureux et nous devinrent bientôt amis. De 1997 à sa mort en 2004, je passai de longues et savoureuses après-midis au Cinquantenaire ou ailleurs à écouter Arpag Mekhitarian évoquer le souvenir de Jean Capart qui avait dit de lui qu’il était son onzième enfant et le confident de [ses] pensées égyptologiques. » Fra

 

L’Arménien

 

Arpag Mekhitarian était un homme multiple. Il occupa également la chaire de langue arabe à l'ULB et dirigea la section des arts de l'Islam aux Musées royaux d'Art et d'Histoire.

Profondément attaché à sa patrie d’origine, c’était aussi un spécialiste des miniatures et de l’architecture arméniennes. Il avait tissé des liens d’amitié avec des chercheurs et savants de tous horizons, en Arménie et dans la diaspora. On lui doit l’organisation en 1969 à Jérusalem de la première exposition publique des Trésors du Patriarcat arménien et la création en 1972 du musée du couvent Saint-Sauveur de la Nouvelle-Djoulfa à Ispahan.

 

 

Très impliqué au sein de la communauté arménienne de Belgique, disponible et à l’écoute, il en présidera l’Assemblée des représentants, puis le Comité (1986 à 1990). Le Centre social arménien porte son nom.

En 1965, à l’occasion de la première grande commémoration publique du Génocide des Arméniens, Arpag Mekhitarian avait été l’un des trois orateurs, avec le professeur Maurice Leroy, recteur de l’ULB, et le linguiste Frédéric Feydit, à la séance solennelle organisée par notre communauté au Palais des Académies. Son allocution portait sur La place de l’Arménie dans l’histoire générale de l’art.

L’exposition qu’il mit sur pied en mars/avril 1980 aux Musées royaux d’Art et d’Histoire en collaboration avec le Centre d’Etudes et de Documentation de la Culture arménienne de Milan, fit découvrir aux Belges L’architecture arménienne du 4ème au 18ème siècle. Elle séduisit un public venu nombreux, impressionné par un art et une culture qu’il ignorait ou connaissait mal. « J’ai appris avec consternation que la cathédrale arménienne d’Ani en Turquie datant du Xème siècle se trouvait dans un état de délabrement désolant et que ce magnifique témoin du passé risquait (comme d’autres églises arméniennes anciennes de cette région) de disparaître s’il n’était pas protégé et restauré », s’indigna un visiteur dans une lettre adressée à l’ambassadeur de Turquie en Belgique.

 

Enver Pacha

 

Mes rencontres avec Arpag Mekhitarian, chez lui, à son bureau du Cinquantenaire, ou chez mes parents, étaient des moments paisibles, enrichissants et souriants. Dans le chaleureux appartement proche du parc Josaphat qu’il habitait avec Aimée, son épouse, il me fut donné de lire un jour parmi des piles de documents et d’archives, un article de la revue belge Le Flambeau intitulé : Lettre (du 10/09/1919) à un professeur allemand.

 

Le professeur en question avait demandé à Jean Capart s’il était désirable dans l’intérêt de la science de chercher à maintenir les « redoutables barrières » que la guerre avait dressée entre les peuples, faisant allusion aux articles publiés en Belgique à propos des mauvais traitements infligés aux prisonniers belges dans les geôles allemandes. (2)

Jean Capart lui répondit: « {…} Toute la gloire d’un Lüdendorff sera étouffée sous le souvenir des horreurs de la déportation des ouvriers belges. Le nom d’un Enver Pacha sera éternellement maudit pour l’extermination voulue et en grande partie réalisée de la nation chrétienne d’Arménie. Le professeur Lepsius dans un mémoire récent, dont les éléments ont été puisés aux sources officielles de vos archives, vient de montrer la part de responsabilité de l’Allemagne dans ce crime qui dépasse en horreur les persécutions chrétiennes des premiers siècles. Et cependant, c’est à ces hommes-là que vos universités ont décerné le titre de docteur honoris causa, voulant ainsi proclamer qu’elles les mettaient sur le même pied que les savants qui enrichirent le trésor commun de l’humanité par des découvertes importantes. »

Le père de l’Egyptologie belge ne pouvait pas imaginer qu’un siècle plus tard, une responsable européenne, Ursula von der Leyen, qualifierait de « partenaire fiable de l’Europe » un admirateur d’Enver Pacha.

 

  1. Editions Skira - 1954

 

  1. Ndlr: plus de 120 000 Belges furent déportés entre 1916 et 1918 par l’Allemagne, détenus dans des camps et soumis au travail forcé.