Allocution du président de l’Assemblée des Représentants de la communauté des Arméniens de Belgique à l’occasion de la 107e commémoration du génocide à Ixelles

En ce jour, partout dans le monde, parce qu’ils ont été chassés aux quatre coins, les Arméniens s’arrêtent et se tournent en arrière. Leurs pensées vont vers leurs martyrs, ceux dont l’esprit les habitent et les guident. C’est aussi le moment de rendre des comptes, c’est-à-dire de faire le point sur le chemin parcouru et celui qui nous attend.

Pourquoi le 24 avril 1915 ? Ce n’est pas le jour où tout a commencé, des massacres de masse ont été ordonnés contre les Arméniens ottomans au cours des 20 années précédentes. Ce n’est pas le jour qui a vu couler le plus de sang, dans la capitale de l’Empire, la police a raflé cette nuit-là quelques dizaines de notables, intellectuels, artistes, hommes politiques pour les assassiner. C’est le jour où la nation arménienne a été décapitée, où sous les oripeaux de l’Empire ottoman se sont révélées les véritables intentions de la Turquie : vider le territoire de tout ce qui n’est pas turc, en commençant par les chrétiens, les Arméniens, Araméens et Grecs. Les Arméniens ont donc choisi le 24 avril 1915 pour la dimension politique données aux massacres, dimension qui donnera naissance à la définition du génocide.

Le chemin parcouru depuis 1915 augure hélas des jours sombres.

Si les grandes puissances n’ont pu empêcher la Turquie d’exterminer les Arméniens à la faveur de la guerre et avec l’aide de l’Allemagne, elles se sont immédiatement engagées à punir les violations du droit international. Au lendemain de la guerre, il y eut des procès et des condamnations, même si les principaux coupables avaient pu fuir à temps. Parallèlement parurent les premières études historiques. 

La Justice était en marche. Elle aboutit à la signature, le 10 août 1920, d’un traité de paix entre les vainqueurs et l’Empire ottoman. Le Traité de Sèvres accorda aux Arméniens d’importantes réparations, notamment territoriales. Mais ce traité ne fut pas ratifié. Les alliés s’étaient souciés de mettre l’Allemagne à genoux, mais n’avaient guère les moyens de faire de même en Turquie. Le parti jeune-turc l’avait compris et put sans réelle difficulté remettre debout l’armée pour la confier à un chef auréolé de gloire, Mustafa Kemal, avec mission de libérer et nettoyer le territoire national. Du côté des alliés, les opinions étaient lasses de la guerre, l’Orient était loin, les Américains étaient retournés à la doctrine isolationniste et, surtout, une priorité nouvelle s’était imposée : faire barrage au danger bolchévique. Un nouveau traité fut signé à Lausanne, le 24 juillet 1923, le traité de la honte. Finie la punition des Turcs, finies les réparations, oubliée la Justice. La Turquie était blanchie, les Arméniens et les autres chrétiens exterminés étaient une seconde fois sacrifiés. Trois mois plus tard, fut proclamée la République de Turquie. L’annulation des jugements prononcés en 1919 et 1920 sera une de ses premières décisions. Le succès des jeunes-turcs était complet.

Désormais, l’oubli s’impose. La Turquie devient un pays ami, un débouché, un allié face au bloc soviétique. Les Arméniens en sont réduits à ravaler leur impossible deuil. Au moins, en Belgique étaient-il à l’abri de leurs persécuteurs. Le travail historique sur les événements lui aussi s’éteint. En Turquie, on efface les dernières traces, on change les noms de lieux, on détruit les archives compromettantes, on réécrit l’histoire et on la condamne à mentir. Après le génocide, vint donc le crime de silence, comme l’a nommé Bertrand Russell, et celui-là n’était pas la faute des Turcs.

Si, de nos jours, timidement le monde a rompu le silence et montre du petit doigt une Turquie, dont le négationnisme trahit la culpabilité, c’est que la vérité est demeurée enfouie dans la mémoire des rescapés et que certains n’ont pu se résoudre à emporter leur douloureux secret dans la tombe. Alors que les derniers survivants disparaissaient, en diaspora, un sentiment d’urgence sembla saisir la 3è génération, qui s’embrasa d’autant mieux lorsqu’elle apprit, en 1979, que la Turquie intervenait à l’ONU pour faire biffer la référence au génocide dans un rapport d’expert en matière de droit de l’homme. Une vague se souleva qui s’en prit d’abord au crime de silence puis au négationnisme d’Etat. La reconnaissance des faits réveilla peu à peu l’intérêt des historiens pour la matière. 

Après la courageuse inauguration, le 23 octobre 1997, par le bourgmestre d’Ixelles, M. Yves de Jonghe d’Ardoye, du mémorial qui nous rassemble, le Sénat, le premier, lui emboita le pas en adoptant, le 26 mars 1998, avant le parlement français, une résolution reconnaissant le génocide. Dans le même temps, une loi du 23 mars 1995 introduisit dans notre code pénal le délit de négationnisme. Elle vise la négation du génocide nazi, mais laisse ouverte la porte aux autres formes de négationnisme qui pourraient survenir, les parlementaires citant le tout récent génocide des Tutsi et celui des Arméniens. Enfin, en 1995, le gouvernement annula le projet d’Europalia Turquie. A l’issue de la décennie 1990, les espoirs de Justice étaient permis plus que jamais. Hélas, ils seront bientôt déçus.

En mai 2003, aux élections législatives on remarqua une affluence de candidats d’origine turque. Tous partis confondus, ils firent campagne sur des thèmes anti-arméniens, notamment pour exiger la suppression du présent mémorial. L’année suivante, en vue des élections régionales, nouvelle campagne anti-arménienne. Nombre d’élus et candidats d’origine turque de tous partis défilèrent dans les rues et proclamèrent leur négationnisme. Un député du parti AKP, celui de M. Erdogan, fit le déplacement pour se joindre au principal cortège. Ces manifestations d’hostilité envers la Belgique loin de susciter des réprobations furent passées sous silence, un silence gêné. Au contraire, lorsqu’en 2005 la « vedette » de ces manifestations, Emir Kir, en fut sanctionné par le Tribunal de Bruxelles, les chefs de file de son parti le soutinrent en tenant eux aussi des propos négationnistes. 

Dès lors, la tendance s’inversa. Ainsi, en 2004, le gouvernement proposa à la Chambre d’étendre la pénalisation du négationnisme. Le texte laissait impuni le négationnisme anti-arménien. Les Arméniens réagirent forts des bonnes intentions du législateur de 1995. Refus irrité du ministre compétent qui préféra retirer son projet par crainte qu’une majorité donne raison aux Arméniens. Finalement, le gouvernement usera de stratagèmes pour faire passer, à la faveur des vacances de Pâques 2019, un texte similaire glissé dans une loi « pot-pourri » expédiée les derniers jours de la législature.

Les projets du gouvernement pour le centenaire du génocide des Arméniens, en 2015, en dirent aussi long sur sa volonté de faire barrage au négationnisme d’Etat. Non seulement, il n’était prévu de marquer le triste anniversaire ni par un geste ni par un mot mais, de plus, ressortant le projet refusé 20 ans plus tôt, 2015 a été l’année d’Europalia Turquie. Heureusement, ce plan indigne a été bousculé par des médias. Il y eut des tentatives de minutes de silence. On improvisa des projets de résolution. A la Chambre, le 18 juin 2015, au nom de la Belgique, le Premier ministre estima que « les événements tragiques survenus entre 1915 et 1917, et dont le dernier gouvernement de l'Empire ottoman est responsable, doivent être qualifiés de génocide », pour aussitôt rassurer la Turquie en appelant - les Arméniens, sans doute - « au dialogue et à la réconciliation » - avec ceux qui ne veulent pas renoncer au génocide, si l’on comprend bien - allant même jusqu’à lâcher « il appartiendra à des juridictions de se prononcer », ce qui, à suivre le Tribunal de Bruxelles, dans l’affaire Kir, serait être une marque du négationnisme.

Qui peut croire que cette politique de soumission est celle que désire la majorité de nos concitoyens ? Notre pays est-il à ce point anémié que nos dirigeants doivent accepter de telles compromissions ?

La quête de Justice, que poursuivent les Arméniens, a un second volet. Je l’ai dit, dans le premier traité de paix suivant la Grande guerre, lorsque les alliés croyaient avoir vaincu la Turquie autant que l’Allemagne, on accorda aux rescapés du génocide un foyer national, dont le président américain Woodrow Wilson traça les frontières. La Turquie avait démontré qu’elle n’était plus digne d’exercer sa souveraineté sur le peuple arménien. L’Etat arménien promis serait une forme de réparation. Ce peuple proscrit avait plus qu’un autre besoin d’un territoire pour survivre, d’un foyer national qui soit son sanctuaire, comme le sont aujourd’hui Israël et le Rwanda, du moins tel qu’il est dirigé actuellement. Le projet avorta car, bientôt, les alliés découvrirent que le Sultan avait été vaincu mais la Turquie n’avait pas perdu la guerre.

Il n’y a plus d’Arméniens dans l’Arménie tracée par Woodrow Wilson. Il en subsiste, par contre, dans la petite république d’Arménie née de l’évanouissement de l’URSS et dans le Haut-Karabagh, ce territoire annexe enclavé dans l’Azerbaïdjan, auquel la constitution soviétique donnait le droit de s’autodéterminer. Mais pour Bakou qu’importe le droit ? Le vide laissé par le géant soviétique laissait les Arméniens sans défense. Sans attendre la fin officielle de l’URSS, les Azéris reprirent le « travail » là où l’avait interrompu en 1922 l’armée rouge. La chasse à l’Arménien était rouverte et on revit des pogroms à Bakou et Soumgaït. Les forces azéries montèrent à l’assaut du Haut-Karabagh avec sauvagerie. Miraculeusement, avec l’aide russe, les Arméniens tinrent bon et un fragile statu quo leur assura 26 ans de répit ; un répit armé car les frontières n’ont pas cessé de saigner. Ce répit prit subitement fin le 27 septembre 2020 lorsque Bakou décida d’en finir au plus vite. Le moment était propice. Le redouté président Donald Trump était absorbé par sa campagne électorale, l’Europe confinée était neutralisée par Ankara et les relations turco-azéries avec la Russie s’étaient réchauffées. Pendant 44 jours, avec le soutien total de la Turquie, qui dépêcha même des mercenaires libyens et syriens, le Haut-Karabagh fut décimé par une force d’une supériorité écrasante, jusqu’à ce que la Russie mette le holà. 

On comprit alors que ce n’était pas une guerre mais une reprise de l’extermination systématique commencée en 1915. Pour autant, en Belgique, comme dans l’U.E., on resta prudent et l’on se contenta d’appeler au calme et à la négociation. Les médias furent au diapason, qui se gardèrent de dénoncer les exactions, la présence des djihadistes ou la participation de la Turquie. 

L’Arménie a été saignée et a encore rétréci dans une relative indifférence générale, sauf l’indécente liesse au pays des tueurs. Depuis, le feu n'a pas tout à fait cessé. L’Azerbaïdjan continue de terroriser les Arméniens accrochés à leurs terres et de tout faire pour les faire fuir. Au plus froid de l’hiver, on a fait sauter le gazoduc qui alimentait les Arméniens, on harcèle les habitants frontaliers et on tente de miner leur moral en diffusant par haut-parleur des prières musulmanes. Que sont devenus les monastères et églises tombés aux mains des Azéris ? Comment sont traités les prisonniers arméniens ? Mille questions angoissantes sont posées sans guère d’échos.

La Belgique, comme l’U.E., est-elle donc devenue si démunie et impuissante qu’elle en est réduite à regarder ailleurs ? Non point, car la navrante guerre fratricide entre Russes et Ukrainiens lui a heureusement redonné vigueur et même hardiesse. La Belgique a bondi à la première alerte, livré des armes à l’Ukraine et approuvé de lourdes sanctions économiques à l’encontre de la Russie et de ses dirigeants. Notre gouvernement se dresse vaillamment contre un membre permanent du Conseil de Sécurité des N.U. Il fait campagne dans les médias pour collecter des fonds en faveur des Ukrainiens. 

Qu’il soit permis à un Arménien de relever que la Belgique craint donc incroyablement plus M. Erdogan que M. Poutine. L’arsenal nucléaire probablement le plus puissant au monde aux mains d’un homme menaçant d’appuyer sur le bouton intimide moins nos dirigeants et nos alliés que le très musulman président turc. La terreur qu’inspire ce dernier est telle que si l’on peut ouvertement dénoncer les intérêts et réseaux russes en Belgique personne n’oserait faire de même avec la Turquie. Le sujet semble mortel.

Face à nos morts, auquel je ne dois que la vérité, comme le rappelait Voltaire, vous me pardonnerez de déplorer un si sombre bilan avec d’autant plus de tristesse que depuis au moins 30 ans nous multiplions les avertissements. Combien de temps encore la Belgique assurera-t-elle la sécurité de ceux qui l’aiment ? Où faut-il poursuivre la lutte, en Belgique ou en Arménie ? Les deux fronts méritent évidemment nos efforts. En Belgique, nous voyons qu’il faut rétablir l’indépendance de l’Etat, trancher les nombreux liens qui l’asservissent, ce qui passe par le bannissement du négationnisme et des haines d’importation, afin que nos dirigeants puissent parler en vérité aux citoyens et regagnent ainsi leur confiance ; rétablir aussi un fier enseignement de nos langues, de nos cultures et histoire nationales, seul moyen d’immuniser contre le négationnisme. Quant à l’Arménie pour l’aider il faut assurément être sur place, renforcer ses rangs, son économie et sa défense.

Je ne dis pas que tout est perdu car je suis certain qu’une majorité de nos concitoyens partagent nos sentiments et nos inquiétudes mais il faudrait que cette majorité se coalise, se fasse entendre et relayer par de grands médias et, surtout, qu’il en émerge des hommes courageux.

M.M.